Je m’intéresse tout particulièrement à la machinerie agricole, à l’industrie des engrais, au secteur des semences et aux produits agrochimiques, comme les pesticides et les herbicides. Ce que je veux savoir, c’est comment ces intrants sont devenus, en premier lieu, des produits de base, parce qu’il y a deux ou trois cents ans, il n’existait pas, par exemple, de secteur privé des semences. Nous n’avions pas autant de machines qu’aujourd’hui, ni d’industrie des engrais chimiques et certainement pas de produits agrochimiques.
Je me demande comment ces éléments, qui font partie de ce que nous considérons aujourd’hui comme l’agriculture conventionnelle, sont devenus la norme. Comment ont-ils été transformés en produits de base? Comment sont-ils devenus des marchandises? Puis, comment sont-ils tombés aux mains d’une poignée d’entreprises? Car dans chacun de ces secteurs, il y a trois ou quatre entreprises qui dominent une grande partie du marché.
Enfin, de quelle manière ces divers éléments interagissent-ils? Car nous mesurons les conséquences actuelles de la manière dont ces différents intrants se sont combinés, forts d’une expérience de plus d’une centaine d’années au cours desquelles ce type de modèle s’est vraiment développé, soit depuis le début du XXe siècle. Maintenant, tout semble figé, les technologies étant, en quelque sorte, imbriquées les unes dans les autres.
Si une personne décide d’acheter un tracteur pour son exploitation agricole, elle est obligée de faire pousser des semences hybrides. Et si elle cultive ces semences, ce devra être en monoculture pour pouvoir les planter et les récolter à l’aide de la machinerie. Mais en plus, ces semences sont conçues pour croître en utilisant une plus grande quantité d’engrais, ce qui rend indispensable l’épandage de ces substances. Et nous savons que les champs de monoculture sont plus sensibles aux parasites, et qu’il faut donc y pulvériser des produits pour lutter contre les parasites et les mauvaises herbes. Par conséquent, les exploitations agricoles qui évoluent aujourd’hui dans ce système sont, en quelque sorte, prisonnières de ce que je considère comme un type d’agriculture très néfaste pour l’environnement.
On s’accorde largement pour dire que le système n’est pas viable. Nous sommes à la croisée des chemins et nous devons nous demander comment nous pouvons améliorer sa durabilité.
Le débat sur la durabilité est crucial. Et si je fais des recherches sur ce sujet, c’est pour tenter de comprendre pourquoi la transition vers un nouveau modèle est si difficile.
Notre système, comme tout système agricole, a une incidence sur l’environnement. Ça me paraît évident parce que nous bouleversons la nature du milieu, nous travaillons le sol, nous modifions l’écosystème en choisissant telle ou telle semence et en cultivant telle ou telle variété.
Cependant, le modèle fortement industrialisé qui prévaut aujourd’hui est à l’origine de certains des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés en matière de changements climatiques et de pollution toxique.
Lorsque ce modèle a été mis en place, nous avons commencé à produire trop de nourriture, ce qui a fait chuter les prix et plongé les agriculteurs et agricultrices dans la précarité.
Puis, au milieu du XXe siècle, nous avons dû, pendant de longues années, nous départir de ces stocks excédentaires. C’est pourquoi nous avons mis en place un système international d’aide alimentaire, par exemple, ce qui a contribué à accroître la dépendance des pays en développement aux importations de céréales qu’ils ne peuvent pas produire eux-mêmes, notamment le blé.
Ainsi, ironiquement, des pays qui étaient autosuffisants en produisant des cultures de base traditionnelles, comme l’Afrique subsaharienne, sont devenus dépendants des importations de blé et de riz. C’est ce que nous constatons actuellement avec la crise en Ukraine.
Pourtant, l’argument avancé par l’industrie persiste. C’est le même qui est défendu depuis 50, 60, voire 100 ans, à savoir que la population mondiale ne cesse de croître et que, par conséquent, nous avons besoin de ce type de modèle industriel pour produire suffisamment de nourriture.
Mais en réalité, une grande partie de la production agricole actuelle n’est même pas destinée à l’alimentation. Elle est transformée en biocarburants, et oui, en nourriture destinée aux humains, mais aussi aux animaux. D’ailleurs, nous mangeons beaucoup plus de viande qu’auparavant et sans doute plus que ce qui est recommandé dans le cadre d’une saine alimentation. Cet argument est donc très nuancé.
Nous pourrions même affirmer que, grâce à ce système, les aliments coûtent moins cher et sont plus accessibles, ce qui n’est peut-être pas faux, mais cela a aussi des conséquences importantes pour les exploitations agricoles du monde entier qui emploient un tiers de la planète. Il y a peut-être environ deux pour cent de main-d’œuvre dans les exploitations agricoles au Canada ou en Amérique du Nord, mais dans les pays en développement, c’est beaucoup plus. L’agriculture est un moyen de subsistance pour des milliards de personnes.
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Dans mon travail de recherche, je fais place à la scientifique et à l’économiste politique. Je m’intéresse à ces rapports, mais aussi aux débats qui surgissent et à leurs répercussions sur la politique internationale. Ainsi, plutôt que d’affirmer avoir la solution, je préfère écouter ce que les différentes parties ont à dire. Voilà pourquoi ce débat est important.
L’agriculture est assurément un enjeu de sécurité nationale. Si les gouvernements se montrent si préoccupés par la crise alimentaire actuelle, c’est en grande partie parce qu’ils redoutent les tensions, surtout en période d’instabilité économique. Il suffit de penser au climat d’incertitude et aux conflits qui sévissent partout sur la planète. Le monde a changé. Il n’est plus le même qu’il y a quelques années.
Pour résoudre le problème de la faim dans le monde, nous devons avoir une vision plus globale de la sécurité alimentaire qui tient compte des enjeux en matière de pouvoir et de la durabilité environnementale. Au cours des cinq dernières années, le phénomène s’est aggravé. La production alimentaire est en progression, mais la faim également. Cette tendance est inquiétante.
Ce qui m’empêche de dormir la nuit, c’est de savoir que nous suivons une tendance qui accentue la concentration et la vulnérabilité : la concentration des marchés et de la production, mais la vulnérabilité d’une grande partie de la population mondiale. Et même si nous suivons cette trajectoire depuis longtemps, nous n’avons pas encore réussi à mobiliser la volonté politique nécessaire pour changer la donne.
Je ne ferais pas ce travail si, tous les matins, je n’avais pas la conviction que si nous arrivons à comprendre et à expliquer ces enjeux, nous trouverons peut-être des solutions plus efficaces.
Vous savez ce qui me donne de l’espoir?
Ce sont toutes ces personnes qui mènent des recherches pour comparer la production agroécologique ou la production biologique à celle des systèmes agricoles industriels conventionnels et qui arrivent à démontrer que ces méthodes peuvent être tout aussi efficaces, mais aussi plus durables.
Cette idée me permet d’espérer que nous pourrons un jour améliorer le système.
Mais nous devons aussi réfléchir à la manière de diversifier le système commercial, car cela doit aller de pair avec la diversification du système de production. Un grand nombre de personnes plaident aujourd’hui en faveur de l’agroécologie. Et ce cri de ralliement est formidable, mais nous n’avons pas encore examiné comment les marchés devront évoluer dans ce nouveau contexte.
Ces idées se heurtent à de gigantesques structures économiques comme l’Organisation mondiale du commerce. Mon prochain projet portera d’ailleurs sur ces questions, mais je n’en suis pas encore là.
L’avenir est donc porteur d’espoir, mais je reste prudente.