[Roseann O’Reilly Runte] Nos deux invitées aujourd’hui sont non seulement des universitaires, mais aussi de grandes vedettes. La première, Tania Willard, est une chercheuse aux origines Secwépemc et allochtones. Professeure adjointe en études créatives et en arts visuels à l’Université de la Colombie-Britannique, elle est également artiste, poète et conservatrice.
Elle se spécialise en langues autochtones, en arts visuels, en esthétique relationnelle et dans les pratiques de l’art socialement engagé. Détentrice d’une maîtrise en beaux-arts, elle reflète dans son travail le mouvement des idées entre les savoirs autochtones et les pratiques culturelles, entre le traditionnel et le contemporain, entre l’esthétique d’une interprétation des droits territoriaux et la conscience environnementale.
C’est un vrai privilège de l’accueillir aujourd’hui. Voici un exemple de ses œuvres avant-gardistes. Nous sommes très fiers d’elle.
Notre deuxième invitée est Chantelle Richmond, titulaire d’un doctorat de l’Université McGill. Elle enseigne à l’Université Western et fait partie du clan de l’Ours et de la Première nation anichinabée de Biigtigong.
Elle est professeure agrégée en géographie, mais elle est aussi responsable de l’Initiative de développement interdisciplinaire en érudition autochtone appliquée. Quand on parle de l’avenir de la recherche, on dit souvent que c’est à l’intersection des disciplines que les choses arrivent; c’est exactement là que se trouve Chantelle, entre la géographie, le lieu où les gens se trouvent, le rapport à l’identité lié à cet endroit, l’incidence de l’environnement sur la vie en ce lieu et les pratiques qui découlent de la culture traditionnelle. Ayant étudié l’importance de la santé et de l’alimentation pour les populations locales, notamment avec des collègues basés à Hawaï et en Nouvelle-Zélande, elle a pu mettre en application ses connaissances dans le monde entier.
Chantelle, c’est avec un immense plaisir que nous vous accueillons aujourd’hui. Vous avez été extrêmement courageuse dans votre choix de recherche et de méthodes pour la rendre concrète aux yeux des gens, par exemple la descente en canot de la rivière Pic pour nommer et revendiquer les lieux. Quel acte courageux et admirable!
Monsieur Martin, je sais que vous voulez commencer par poser quelques questions à nos invitées. Je vous cède donc la parole; considérez-moi comme une spectatrice à partir de maintenant.
[Paul Martin] Je vous remercie, Roseann. Vous avez parlé de moi plus tôt comme d’une personne d’avenir. Je vous assure qu’il y a bien longtemps qu’on a parlé de moi ainsi, mais c’est un réel honneur de présenter les deux personnes qui seront – qui sont – l’avenir. Je parle bien sûr de Tania et de Chantelle.
Mesdames, vous qui êtes chercheuses en début de carrière, quels conseils donneriez-vous pour encourager les jeunes à suivre votre exemple? Vous êtes toutes deux des modèles extraordinaires, et j’aimerais savoir comment on peut motiver la prochaine génération d’universitaires, de chercheurs et de chercheuses et d’artistes, à vous imiter.
Allez-y, Tania, puis nous écouterons Chantelle.
[Tania Willard] Parfait. Merci beaucoup. [parle secwepemctsin]
Je tenais à vous saluer dans ma langue, le Secwepemctsín. Je suis si heureuse d’être ici aujourd’hui. Je crois, et je ne dois pas être la seule, que ce sont mes enfants, plutôt que moi, qui représentent l’avenir. Mais je vous remercie pour toutes ces bonnes paroles et pour la présentation.
Notre présence à ce genre d’évènement, cette représentation, est importante. Je me souviens que, pendant mes études de premier cycle, ça m’importait que ce soit la cinéaste et professeure métisse Christine Welsh qui donne un cours en études de la condition féminine.
C’était la première fois de toute ma vie, et de tout mon parcours scolaire, que j’avais une enseignante autochtone, et ça comptait beaucoup pour moi de la voir dans ce rôle. Et j’espère que ça compte aussi aujourd’hui, pour les jeunes gens, notamment les jeunes Autochtones, de nous voir ici, Chantelle et moi, parce que ça ouvre des possibilités et ça représente la possibilité de se reconnaître.
L’auteur Richard Van Camp, dont j’admire énormément le travail, parlait de cette idée de permission; le fait de voir quelqu’un en qui l’on se reconnaît nous donne la permission de rêver, d’agir, de nous fixer des objectifs, de devenir ce que l’on voit, cette personne.
J’aimerais ajouter à cela que je me suis reconnue dans des personnes savantes dans ma vie, pas dans des établissements d’éducation, mais bien dans ma famille. L’érudition dont ces personnes ont fait preuve dans leurs enseignements, leur travail, leurs récoltes et le maintien de nos traditions rend leurs activités tout aussi valables à mes yeux que ce que je fais à l’université.
J’ai donc eu des mentors remarquables, une famille très présente, dont les membres s’identifiaient comme Secwépemcs ou comme Canadiens. J’ai des origines mixtes : des ancêtres Secwépemcs et des ancêtres colons; et je crois que ces différents modèles de représentation et de transmission des savoirs ont contribué à me mener où je suis aujourd’hui. Je vous remercie donc d’avoir posé cette question.
[Paul Martin] Merci, Tania... à vous, Chantelle.
[Chantelle Richmond] D’accord. [parle anishinaabemowin]
Je m’appelle Chantelle et je suis si heureuse d’être ici.
Je vous remercie pour cet accueil réellement chaleureux. Roseann, vos paroles sont très touchantes. Je suis ravie d’être ici aujourd’hui en compagnie de Tania. Je suis parfaitement d’accord avec cette idée de représentation et de création de structures qui invitent une plus grande diversité dans les domaines de la science, des arts et de la recherche en sciences sociales. Pendant que Tania parlait, je me suis souvenue du fait qu’il y a 20 ans, à l’époque de mon doctorat à McGill, il n’y avait pas un seul professeur-chercheur autochtone. Cela ne fait pas si longtemps.
Les Instituts de recherche en santé du Canada n’existent que depuis 2003, et c’est à cette époque qu’un tout premier directeur scientifique, Jeff Reading, a fondé l’Institut de la santé des Autochtones. Cette action demandait beaucoup de courage et a constitué un grand pas pour reconnaître la nécessité d’un institut qui rassemble les savoirs autochtones, qui favorise la présence de leaders autochtones dans le domaine de la recherche et qui permette de créer des espaces où les questions et problèmes qui sont les nôtres sont abordés par le prisme des savoirs autochtones. Et c’est en cherchant des solutions aux problèmes les plus urgents, les maladies chroniques, l’insécurité alimentaire, l’accès toujours difficile à l’eau potable et ainsi de suite, que nous pouvons établir une base de connaissances qui provient de notre peuple.
Je crois que c’est très important, car on crée ainsi des structures qui favorisent la réussite. On a défavorisé les peuples autochtones sur le plan structurel pendant longtemps. L’autre chose vraiment importante qui est arrivée au cours du dernier quart de siècle, c’est l’acceptation grandissante des peuples, des connaissances et des méthodes d’apprentissage autochtones, qui tiennent compte de la nature, de la famille, qui sont axés sur les relations; cette acceptation permet des expertises et des moyens d’apprendre qui sortent de la sphère universitaire.
Nous essayons donc de créer des solutions et de nouvelles bases scientifiques. Et je ne devrais pas dire « nouvelles », parce qu’on parle de savoirs ancestraux, n’est-ce pas? Nous effectuons des recherches sur nos familles, sur des savoirs qui existent depuis très longtemps, mais qui ne sont révélés et reconnus que maintenant. Je suis donc vraiment très enthousiaste de pouvoir participer à ça. Et le fait d’être validée dans cette approche de recherche par les trois Conseils et mon université et de pouvoir faire partie de cette nouvelle vague de chercheurs qui font ce travail est vraiment très émancipateur. Comme l’a dit Tania, ça fait partie de nous et c’est à mon avis ce qui rend l’expérience si spéciale. Je suis vraiment emballée par tout ce qui se passe en ce moment dans le domaine de la recherche autochtone.
[Paul Martin] Tout ça est assez exceptionnel. Il ne fait aucun doute à mes yeux que la FCI représente l’avenir, et que vous deux aussi, Mesdames, représentez l’avenir. Et vous aussi, Roseann. Tandis que moi, je suis désespérément en train d’essayer de rattraper le temps.
J’aimerais vous poser quelques questions.
La première concerne la santé. La santé mentale et la santé communautaire sont des enjeux centraux dans vos carrières, Chantelle et Tania.
Alors, Tania, vous avez dit, et l’on vous cite, au sujet de la reconnaissance des traumatismes historiques, que ce genre de conversations et de prises de conscience pouvaient aider à la guérison. Quel est votre point de vue sur la relation qui existe entre le territoire et la culture et entre la santé et l’environnement? J’aimerais aussi avoir votre avis là-dessus après Chantelle.
[Tania Willard] Merci de poser cette question. J’essaie de me souvenir du moment où j’ai prononcé ces mots car je pense que, bien qu’il soit encore important d’engager des conversations et des dialogues sur ces enjeux, tant au sein des communautés qu’entre elles, il est temps de passer à l’étape suivante. Nous sommes à un endroit où la conduite à adopter est claire, où le chemin à suivre est bien défini par les gestes de ce genre; il est temps de voir se réaliser les conclusions de la Commission de vérité et réconciliation. On a déjà eu la Commission royale sur les peuples autochtones, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et toutes ces voix, toutes ces personnes qui ont fait preuve de courage et qui ont défendu leur culture, leur territoire et leur façon de vivre.
Il y a maintenant suffisamment de voix qui se font entendre pour qu’on distingue clairement la voie à suivre et qu’on pose des gestes concrets en ce sens. C’est vraiment là que nous en sommes à mon avis. Parfois, il faut continuer de dire la vérité et de converser, mais je pense qu’il est très important que nous commencions à agir, dès maintenant. Il faut commencer à appliquer certaines des recommandations, et nous devons activement provoquer le changement. C’est maintenant qu’il faut agir, qu’il faut mettre en œuvre des plans pour dépasser la simple parole et nous donner des moyens concrets pour appliquer nos solutions, et appliquer et maintenir les stratégies qui déterminent ces politiques. Il ne s’agit pas de monter un projet ici et là. Il existe des moyens durables de mettre en œuvre ces recommandations, d’écouter les voix des personnes qui ont pris la parole pour dire : « Ça fait du tort à ma communauté. Ça fait du tort à ma culture. Ça fait du tort à ma famille. » Nous sommes tous concernés par ce genre de torts que l’on perpétue. Il est temps de changer les systèmes qui nous entourent pour pouvoir avancer. Et je crois que c’est ce que nous faisons. Je vois cela très clairement dans le travail de chercheurs, chercheuses et d’universitaires autochtones, dans le travail d’alliés allochtones qui s’emploient à provoquer des changements concrets, sur le terrain, pour modifier les fondements structurels de cette conversation.
Alors, oui, il est important d’échanger pour guérir, mais nous devons aussi changer pour que cette guérison soit durable. Si mon travail traite de ces enjeux, c’est vraiment à partir de mon point de vue d’artiste que j’y arrive. Alors je suis prudente, je ne veux pas m’attribuer quoi que ce soit qui ne me revient pas. Ma vision de la santé découle du fait que je suis membre d’une communauté, que j’y joue un rôle actif, ainsi que dans d’autres types de communautés, et que je suis témoin du pouvoir de guérison de l’art et de la création. L’art est un espace important pour les personnes qui ne se sentent pas à leur place ou qui souffrent de diverses façons, c’est un espace d’expression pour faire et être.
En tant que jeune autochtone, j’ai pu voir et travailler avec nos jeunes autochtones. J’ai vu la guérison. J’ai vu des gens changer, lorsqu’ils ont été capables de s’exprimer. Ça fait donc partie de ma pratique artistique et créative; je le vois comme une manière holistique d’améliorer les conditions, d’abord pour les personnes, et par la suite pour les communautés et dans l’espace public global.
Merci.
[Paul Martin] Voilà qui est très bien dit, Tania. Chantelle, à vous maintenant. En tant que directrice d’un laboratoire de recherche sur la santé autochtone, vous connaissez très bien ce domaine. Comment réunir les savoirs traditionnels et les pratiques contemporaines de soins de santé? Comment mettre ensemble la communauté et la recherche pour travailler sur les inégalités en matière de santé au Canada et dans le monde? C’est une très grosse question. Allez-y.
[Chantelle Richmond] Et bien, merci de poser cette question. Et vous avez raison, c’est une grande question. Je crois que le rôle le plus important que je suis appelée à jouer, c’est celui de construire des relations. Je me vois souvent comme une personne qui a dû, assez tristement, apprendre à vivre et à survivre dans deux mondes. J’ai beaucoup écrit à ce sujet; sur le fait que pendant longtemps, j’ai dû faire attention à la version de moi-même que je présentais, selon l’environnement dans lequel je me trouvais. Ainsi, pendant longtemps, je présentais mon identité autochtone seulement lorsque je sentais que c’était sécuritaire de le faire, et autrement, je montrais mon côté non autochtone.
C’est un poids très lourd à porter. Malgré les changements que nous commençons à voir, l’éveil dont on est témoin dans les universités et tout le travail remarquable dont a parlé Tania, malgré les rapports et tout le travail accompli par nos communautés pour révéler et dénoncer les politiques coloniales, la dépossession et l’asservissement structurel, tout ça se passe encore. C’est vraiment terrible. Je crois que les étudiants autochtones et les Autochtones en général doivent encore se protéger lorsqu’ils intègrent des établissements d’enseignement. Comme je suis passée par là et que j’ai été capable de réussir, d’obtenir une chaire de recherche du Canada, d’apprendre à manier ces systèmes à mon avantage, je peux aider d’autres personnes qui tentent d’intégrer ces systèmes; et jamais je n’amènerais d’étudiants ou de communautés dans un environnement où je sais qu’ils ne seront pas en sécurité.
Alors, nous avons commencé à créer des environnements sécuritaires. Nous travaillons donc très fort pour que de plus en plus d’Autochtones soient engagés à l’université et nous aménageons des milieux qui représentent entre autres les voix, les savoirs, l’alimentation et les langues autochtones. Beaucoup de ce travail s’effectue au sein même de l’établissement, mais la majeure partie s’effectue à l’extérieur des murs. Ça veut dire que nous devons être très prudents dans notre manière d’effectuer nos recherches sur le territoire. Et donc, en ce qui me concerne, c’est là que commence mon rôle relationnel, car ce n’est pas tout le monde qui peut faire ce genre de travail. Cela fait que je travaille très fort pour attirer des étudiants et les former adéquatement. Nous tentons aussi de faire tomber les barrières afin d’établir dans l’établissement des milieux de recherche bienveillants qui répondent aux besoins des communautés. Il ne suffit pas de faire ce travail mais nous devons le faire dans ce genre d’environnement sécuritaire pour que sur le campus, on ait des jardins médicinaux et d’autres endroits sécuritaires où les gens peuvent être qui ils sont réellement sans avoir à renier certaines parties d’eux-mêmes. Je crois donc qu’il existe des lieux, des moments et des rôles précis, et que nos alliés universitaires jouent un rôle important par rapport à ce travail. Je pense que des organismes comme la FCI et les trois Conseils sont très attentifs à ces enjeux. C’est une manifestation importante de changement structurel qui contribue à alléger le fardeau systémique dont parlait Tania tout à l’heure. J’espère que ça répond à votre question. Merci.
[Paul Martin] Oui, ça répond très bien. J’ai maintenant une question qui s’adresse à vous deux. Les liens entre le genre humain, l’humanité, le territoire et l’eau sont primordiaux pour les peuples autochtones. Nous la voyons, cette connaissance profonde qu’ont les peuples autochtones du territoire et de l’eau. Je l’ai d’abord remarquée il y a soixante ou soixante-dix ans… J’allais à l’université et j’avais décroché un emploi d’été comme matelot de pont sur des remorqueurs qui naviguaient sur le fleuve Mackenzie, donc c’était il y a une soixante d’années. Dans ce temps-là, la majorité du transport vers le Nord se faisait par ce fleuve. Je travaillais en compagnie d’un groupe de jeunes hommes de mon âge, qui étaient d’origine dénée, inuite ou métisse. Nous étions tous à peu près de la même taille. Lorsque nous accostions, nous prenions une pause et nous discutions. Et nous parlions de tout ça. Je me rappelle avoir décrit ces conversations à ma femme, qui m’a dit : « Je ne crois pas que de jeunes adolescents puissent avoir une conversation sérieuse à propos de quoi que ce soit. » Et pourtant, c’était le cas! Et j’ai appris tellement de choses de ces jeunes hommes, tous des adolescents de mon âge, tous Dénés, Inuits ou Métis. J’aimerais que vous me parliez toutes les deux de cette connaissance si spéciale, de cette relation qu’ont les Dénés, les Inuits et les Métis avec le territoire. Tania, j’aimerais que vous me parliez d’abord de la galerie d’art BUSH, axée sur le territoire; Chantelle, j’aimerais que vous me parliez ensuite de votre périple en canot et des gardiens, que j’admire énormément. Allez-y, Tania.
[Tania Willard] Bien sûr. Merci. Je me rends compte qu’on a mentionné la relation avec le territoire et la nature dans la dernière question, et que je n’en ai pas parlé, alors je suis contente de pouvoir y revenir. Cette relation a réellement guidé mon travail en tant qu’artiste, conservatrice et membre d’une communauté. Elle dépasse la simple relation descriptive. Elle est très profonde. C’est une relation spirituelle, une relation avec nos ancêtres. Et, surtout, c’est une relation avec les écosystèmes qui nous entourent. Dans bien des réserves, pas sur l’ensemble de nos territoires non cédés, mais dans nos réserves, à cause du faible développement lié aux inégalités structurelles, on trouve une biodiversité très riche. C’est un atout incroyable pour les membres des communautés qui dépendent encore de la terre pour se nourrir. Il y a tellement d’exemples importants des liens profonds qui nous unissent au territoire. Je pense vraiment que les gens auraient beaucoup à apprendre de ces modèles. Dans votre exemple, vous parlez de Dénés, d’Inuits et d’autres personnes qui ont hérité de savoirs particuliers, issus de milliers d’années de transmission de bases du savoir par leurs ancêtres; et comme le disait Chantelle, nous commençons tout juste à reconnaître et à admettre ces savoirs à l’extérieur des communautés. Et il existe toute une sphère de langue incroyablement riche qui véhicule les savoirs liés au territoire. En fait, nous n’avons encore rien vu. Et cela s’explique en partie par le fait que les peuples autochtones devaient protéger ces savoirs pour éviter que d’autres ne s’en servent pour des initiatives ou des idées allant à l’encontre de celles qu’ils véhiculent au départ. Alors, maintenant que les peuples autochtones peuvent apporter leurs connaissances non pas pour qu’elles soient saisies et étudiées dans un établissement, mais pour que l’on puisse chercher des solutions et échanger ces savoirs importants, souvent axés sur le territoire. Vous parliez des Dénés; j’aimerais vous parler d’un projet très inspirant que j’ai eu la chance de voir lorsque j’ai visité le Centre Dechinta pour la recherche et l'apprentissage. Évidemment, il s’agit de mon point de vue; je ne peux pas parler pour les autres peuples autochtones. C’est un centre à Yellowknife où beaucoup de jeunes Dénés apprennent non seulement des disciplines tant politiques que pédagogiques, qui pourraient être reconnues dans les universités occidentales, mais aussi les savoirs liés au territoire. Pour moi, c’est révolutionnaire de faire se côtoyer sur un pied d’égalité les savoirs autochtones et les connaissances occidentales plus rationnelles. Ça a vraiment été un élément déclencheur pour moi. Prenons la galerie BUSH, qui est un projet que je réalise comme artiste, en collaboration avec d’autres artistes et avec mon territoire; elle s’inscrit dans la continuité de ma présence là-bas, sur mon territoire. Je me rappelle mon arrière-arrière-grand-oncle, qui a témoigné devant la Commission McKenna McBride et qui a dit : « Je refuse de vendre mes terres et je refuse de perdre mes droits. » Nous en sommes encore là aujourd’hui, plus de 100 ans plus tard. Une partie de mon travail consiste à m’intéresser aux luttes qu’ont menées mes ancêtres pour conserver leur territoire et qui se poursuivent aujourd’hui. Plutôt que d’exposer mon travail et alimenter ma réflexion artistique dans les grands centres urbains du Canada, ce que j’aurais pu faire en tant que conservatrice et artiste, je voulais exposer mes œuvres sur mon territoire, mes terres, et entamer ma réflexion à partir de cet endroit et pas d’un grand centre, dans une galerie urbaine, loin de ma communauté.
Tous ces apprentissages qui sont liés au territoire et qui en font partie intégrante ont été incroyablement importants pour moi. Ils m’ont conduite à mon projet de recherche avec la FCI, le studio Site/ation. L’idée derrière ce projet, c’est d’explorer les manières de citer le territoire et le savoir des communautés autochtones d’une manière qui soit proportionnelle à celle dont on cite un texte. Nous connaissons tous les conventions à respecter dans le contexte universitaire lorsque l’on doit citer un confrère ou une consœur, un texte et surtout, une lignée de savoir. En ce qui me concerne, j’ai autant appris d’expériences liées à des lieux spécifiques ou de Site/ation. Je vous donne un petit exemple : j’ai travaillé avec l’aînée Delores Purdaby, artiste et tresseuse de paniers de la communauté des Neskonlith de la Nation Secwépemc. Elle m’a enseigné et encadrée dans l’apprentissage du tressage de paniers en écorce de bouleau. Résultat : on obtient cet incroyable objet, ce vaisseau artistique, qui est aussi le symbole d’une transformation qui exige une bonne connaissance du territoire. Il faut savoir de quel côté de l’arbre l’écorce est la plus épaisse, donc le côté de l’arbre qui est le plus ensoleillé. Il faut connaître la meilleure saison pour récolter l’écorce. Et, surtout, dans la manière qu’ont Delores et d’autres membres des peuples autochtones de l’enseigner, il faut offrir quelque chose en échange de ce que l’on a récolté. Cet aspect-là, cette simple action de donner une offrande et de montrer du respect, pourrait se révéler un geste profondément transformateur pour n’importe qui. S’il nous fallait donner nos remerciements et une offrande pour chacun des arbres centenaires que nous coupons encore aujourd’hui en Colombie-Britannique et pour chaque ressource que nous extrayons du sol, est-ce que ça ne transformerait pas fondamentalement notre relation avec les êtres qui montrent ce respect et notre relation avec ces êtres que nous considérons comme des « ressources »? Ce serait un virage majeur dans notre manière de penser. Je reviens à cette idée de la symbolique du panier. Il pourrait bien sûr servir à cueillir des baies ou d’autres aliments traditionnels, mais cet objet peut aussi servir à récolter des idées et des possibilités de transformation. Si je fais ce travail, c’est aussi pour toute la joie qu’il me procure, cette joie d’apprendre à connaître le territoire. On vit dans une époque où règne une certaine rareté et sur laquelle plane l’avenir vraiment effrayant que nous réservent les changements climatiques. Mais je vois aussi que quand on change, quand on montre du respect, le territoire peut être synonyme d’abondance, il nous invite à entrer en relation avec lui, et je pense qu’il faut commencer à y être attentif.
[Paul Martin] Merci beaucoup, Tania. Chantelle, parlez-nous maintenant de votre expédition en canot. J’ai également hâte d’entendre ce que vous avez à dire sur les gardiens.
[Chantelle Richmond] Merci de poser cette question. Dans le cadre d’une étude que je réalise avec des membres de ma communauté, la Première nation anichinabée de Biigtigong, nous cherchons à décrire, à explorer et à examiner les manières qu’a notre communauté de reprendre contact avec son territoire traditionnel. Pour vous donner un peu de contexte, notre communauté est engagée dans un processus de revendication territoriale globale à peu près depuis ma naissance. C’est donc quelque chose qui date de la fin des années 1970; nous sommes maintenant en 2021 et ce n’est toujours pas réglé. Nous avons un immense territoire traditionnel et nous nous battons pour y conserver nos droits en passant par un processus juridique. Notre communauté s’impatiente, et nous cherchons des moyens d’affirmer nos droits, puisque nous sommes témoins, depuis 40 ans, de toutes sortes d’empiétements sur notre territoire par des compagnies minières, des propriétaires de chalet et des compagnies d’exploitation forestière.
Nous avons reconnu notre besoin de voyager en canot au cœur même de notre territoire. La rivière Pic s’étend de l’embouchure du lac Supérieur jusqu’au lac Long, sur environ 100 kilomètres. Il y a très longtemps qu’un canot a parcouru la rivière sur toute sa longueur. Il y a entre autres beaucoup de nouveaux chemins forestiers qui ont profondément transformé la nature de la relation et des interactions que ma communauté et ses membres actuellement établis à l’embouchure de la rivière Pic, entretiennent avec leur territoire traditionnel et ses ressources, de même que la façon dont ils en jouissent.
L’idée de l’excursion est venue de notre chef, Duncan Michano, trappeur et canoteur de longue date, l’homme typique qu’on croise sur ce territoire. Nous avons alors organisé ce périple en canot en jumelant de jeunes membres de la communauté avec des membres plus âgés, des gardiens du savoir, des gens qui comprennent le territoire; c’est eux que l’on appelle les gardiens. Nous les avons déposés en amont de la rivière, pour qu’ils la descendent. Avant de commencer le voyage à proprement parler, il y a entre autres eu un gros travail de dégagement des passages pour assurer la sécurité du voyage et faire en sorte que les canoteurs puissent passer. Ce n’est pas si éloigné, mais le réseau cellulaire ne couvre pas tout le territoire, alors il faut vraiment savoir où on s’en va. Il y a eu beaucoup de travail préparatoire en lien avec le territoire, mais aussi en lien avec la relation et le rétablissement de cette relation entre les aînés, les meneurs de ce voyage et les jeunes. C’était important parce que nous voulions vraiment non seulement emprunter, à pied et en canot, le chemin qu’empruntaient nos ancêtres, mais aussi nous réapproprier les lieux, les arbres, les montagnes et tous les endroits significatifs le long de la rivière. On nous appelle les Anichinabés de Biigtigong, le peuple des eaux boueuses, parce que c’est là qu’on voit la boue s’éroder dans nos rivières, une boue sombre et argileuse.
Ce voyage était très important pour beaucoup de raisons. Le plus spécial était probablement la façon dont les jeunes ont pu sentir la présence de leurs ancêtres. Si l’on pense au temps qui s’est écoulé depuis que nos ancêtres ont parcouru cette rivière et au temps que prend l’eau pour compléter le cycle qui la fait monter dans l’atmosphère puis retomber dans la rivière, on peut imaginer que les voyageurs se sont retrouvés sur la même eau. Les jeunes ont décrit cela comme un beau sentiment, celui de savoir que leur peuple était avec eux. Et quand je dis peuple, c’est plus que ça, je devrais en fait dire membres de la famille. Ils ont reconnu leur famille. Ils ont compris le territoire. Ils ont pu comprendre les arbres, et ce sentiment les a habités pendant toute la descente de la rivière. Ce genre d’activité de recherche transforme réellement les jeunes; elle leur permet de renouer avec les lieux, avec leur identité. C’est crucial pour le bien-être des gens et des communautés. Non seulement nous aidons les personnes à renouer avec de très anciens savoirs, des lois sacrées et des enseignements, parce que c’est la base de notre travail, mais en plus, nous le faisons d’une manière qui les dirige vers le cadre universitaire, qui leur montre qu’elles peuvent faire ce travail et amener d’autres personnes à le faire.
Et je crois qu’un des aspects les plus fantastiques de mon travail, c’est que je peux le faire chez moi, avec ma mère. Lorsque Tania mentionnait la joie tout à l’heure, j’ai pensé à l’une de mes toutes premières subventions de recherche, qui provenait en fait des IRSC (Instituts de recherche en santé du Canada); nous devions réaliser un documentaire avec des jeunes du Nord de l’Ontario, de notre communauté des Premières nations des Ojibways de Pic River (Biigtigong Nishnaabeg) et de Batchewana. Comme nous formons des jeunes, nous les avons emmenés à l’université Western et leur avons donné de la formation sur les méthodes qualitatives et sur les études cinématographiques. Ils ont ensuite pu travailler avec des cinéastes et des étudiants dans le domaine pour réaliser le documentaire.
Il s’avère que ma mère est très à l’aise devant la caméra. Nous avons tourné l’entrevue dans le salon de la maison où j’ai grandi. En arrière-plan, je pouvais voir ma photo de fiançailles, avec mon mari; et ma mère riait, elle chantait, elle racontait toutes ces belles histoires.
Je crois que c’est ce qu’on essaie de faire, de ramener les familles à nos anciens systèmes de savoirs, à nos anciennes façons de faire. Je trouve ça très beau, et même si on le fait dans une réalité bien différente et avec des méthodes contemporaines, je crois que l’esprit de ce qu’on essaie de faire reste le même; c’est ce qui rend toute cette démarche si importante et si magnifique.
[Paul Martin] Quelles formidables anecdotes! Je ne me lasserais par de vous écouter toutes les deux. J’ai une question qui me vient soudainement, pardonnez-moi, mais (…) est-ce que l’une de vous deux sait si des gardiens se sont rendus avec la délégation canadienne qui s’est rendue à Glasgow? Êtes-vous au courant? Il me semble que ce serait important qu’on le sache.
Toutes les deux, dans ce que vous venez de dire et tout au long de l’exercice, vous avez vraiment adopté une approche interdisciplinaire. C’est comme ça que vous avez parcouru tout ce chemin. Ma question est la suivante : pourquoi? Ce n’est pas toujours le cas. Et diriez-vous que cette approche est très importante pour la recherche, aujourd’hui et à l’avenir? Allez-y, Tania, puis ce sera à votre tour, Chantelle.
[Tania Willard] Bien sûr. D’abord merci, Chantelle, d’avoir raconté cette histoire d’excursion en canot. C’est vraiment merveilleux. Cette question me fait penser à une grande universitaire, aînée et gardienne du savoir de la Nation syilx, Jeannette Armstrong, qui travaille aussi au campus de l’Okanagan de l’Université de la Colombie-Britannique. Elle est vraiment époustouflante. J’ai la chance de pouvoir la côtoyer à la faculté des études autochtones du campus de l’Okanagan, où elle travaille également.
Un jour, elle a parlé de promouvoir l’interdisciplinarité dans la recherche comme une approche qui correspond beaucoup plus aux points de vue, aux façons d’être et de transmettre les savoirs autochtones, je parle de façon générale, mais qui sont aussi spécifiques à ma nation et à d’autres. Les cérémonies liées au langage et à la culture sont aussi des espaces très importants de savoir, où l’on adopte une approche essentiellement interdisciplinaire pour intégrer, partager et produire de nouvelles connaissances.
Alors quand Jeannette Armstrong parle de l’importance des approches interdisciplinaires, je suis absolument d’accord. Comme artiste, c’est une approche qui me semble naturelle. J’ai toujours été intéressée par le monde qui m’entoure, par le contexte sociopolitique, par mes droits et façons de les faire valoir, et par les moyens d’amener d’autres personnes à prendre part à la question des droits autochtones. C’est par l’art que je passe, ainsi que par les gestes sensibles que je pose en tant qu’artiste. Je ne me limite pas seulement à une technique, comme la peinture ou la sculpture. J’utilise différentes méthodes, selon le projet que j’ai en tête ou que je présente.
Cette tendance naturelle à travailler dans l’interdisciplinarité, tant comme artiste que comme personne aux origines mixtes autochtones et allochtones, fait en sorte que je perçois vraiment cela comme une façon d’aborder des problèmes avec des perspectives différentes.
Nous avons vu beaucoup d’artistes d’avant-garde travailler avec des scientifiques et parvenir à de nouveaux types de savoirs qu’on n’aurait peut-être pas découverts avec une approche strictement disciplinaire. Je crois que la multidisciplinarité ouvre toutes sortes de voies vers différentes méthodes de résolution de problèmes, ce qui montre toute l’importance de cette approche.
Et surtout, je crois que nous devons considérer ce processus d’accès au savoir comme solide et rigoureux, si ce n’est même courageux et non linéaire. C’est très important de le voir comme une méthode cruciale de questionnement, aussi solide et rigoureuse que tout autre processus scientifique ou de conception technique, qui peut nous permettre de parvenir à un résultat inatteignable avec l’approche strictement disciplinaire. Je crois vraiment que cette méthode de travail collaboratif, qui traverse les frontières disciplinaires, nous orientera vers un type de questionnement et de recherche qui, je crois, contrebalancera en quelque sorte une partie du tort causé par la pensée scientifique occidentale rationnelle, intentionnellement ou non. Ce pourrait probablement donner lieu à un débat plus long, mais l’approche interdisciplinaire reflète le profond intérêt que j’ai, en tant qu’artiste, pour la collaboration. Cette collaboration, non seulement avec d’autres artistes, mais aussi avec des membres de la communauté, des non-artistes et le territoire lui-même, à mes yeux, offre un espace créatif de questionnement qui peut même parfois dépasser les structures, les systèmes de règles et les frontières des disciplines.
On parle d’une approche transdisciplinaire. Une approche interdisciplinaire, c’est vraiment comme ça que je travaille. Je crois que c’est une approche imaginative qui a beaucoup de potentiel. C’est avant-gardiste en un sens que de penser à travailler avec toutes ces méthodes interreliées.
[Paul Martin] J’imagine que vous êtes d’accord, Chantelle?
[Chantelle Richmond] Effectivement, je suis d’accord. Je pense aussi que, comme personne qui s’intéresse à la santé et à l’environnement, la façon dont je perçois les approches interdisciplinaires est essentielle.
En ce moment, la santé autochtone ne s’améliore pas. Des choses horribles et des crises environnementales continuent de se produire au sein des communautés autochtones. Des morts prématurées, des suicides au sein de ces communautés, des inégalités sanitaires et environnementales. Plus de recherches n’aideront pas à régler les problèmes. Et plus d’argent non plus, si l’on ne travaille pas ensemble de la bonne manière. Je crois que ce dont nous avons besoin, c’est d’une approche ciblée, peut-être basée sur des valeurs précises, et qui consiste à être à l’écoute des communautés.
Pendant longtemps, la recherche en santé et en sciences médicales liée aux peuples autochtones était très descriptive. On publiait facilement des travaux qui relataient et étudiaient les écarts entre la santé, l’espérance de vie ou les taux de diabète des peuples autochtones et des non-autochtones. Mais on ne peut pas continuer de publier ces travaux s’ils ne contribuent pas à régler ces problèmes. Je crois que c’est la raison pour laquelle les approches interdisciplinaires sont si importantes, parce qu’elles apportent des outils, des méthodes et des théories qui aident à comprendre l’origine des inégalités, à partir de différents savoirs et de différentes manières d’aborder les problèmes.
Souvent, les gens ne voient pas trop comment je peux mener des recherches en santé en tant que géographe. C’est que je m’intéresse aux processus de changements environnementaux et de dépossession environnementale qui se produisent encore au sein des communautés autochtones, et à ce qu’on peut faire en recherche pour régler ces problèmes. Je crois que la meilleure façon de faire un très bon travail interdisciplinaire qui nous unisse et favorise le changement, c’est par une approche fondée sur des valeurs. Cela signifie qu’on part des communautés, des problèmes éprouvés par des communautés semblables et de leurs besoins d’autodétermination, et l’on réunit différents leaders autochtones pour mener ces projets.
[Paul Martin] Roseann?
[Roseann O’Reilly Runte] J’allais dire que c’est vraiment merveilleux. Il ne nous resterait du temps que pour une dernière question, M. Martin.
[Paul Martin] Oh, d’accord. J’aimerais simplement dire que si jamais nous sommes de nouveau réunis, j’aimerais beaucoup revenir sur cette question d’approche fondée sur des valeurs et entendre ce que Tania a, elle aussi, à dire sur le sujet. Mais bon, je vais devoir vous arrêter, même si je n’en ai pas envie. Tania, vous m’avez raconté une histoire à propos de vente de fruits lors de pow-wow et de break dancing. Vous mariez art traditionnel et art contemporain. Ma question est donc la suivante : est-ce cela, l’évolution? S’agit-il de cette évolution dont nous parlons aujourd’hui? Ou êtes-vous en train de créer une toute nouvelle vision?
[Tania Willard] J’essaie d’éviter de le voir comme un processus d’évolution, parce qu’en fait je vois le passé, le présent et l’avenir comme étant entremêlés, en particulier si l’on pense à l’incidence des savoirs ancestraux sur notre façon de voir les choses aujourd’hui. Je vois un continuum plutôt qu’une évolution. L’évolution présuppose une conception en quelque sorte binaire du passé, du présent et du futur. Je le vois vraiment plus comme des éléments qui sont interreliés.
Je le vois donc comme un continuum de pratiques. Il y a tellement d’œuvres de nos ancêtres qui sont aujourd’hui dans des collections de musées et de galeries dans tout le pays et dont on ignore l’auteur. Par exemple, leur description peut mentionner leur origine secwépemc, anishinaabe ou mohawk, mais on ne sait pas qui a réalisé ces œuvres, qui a créé ces objets incroyables et innovateurs. Si l’on parle du passé, les perles, par exemple, n’existaient pas avant les premières interactions avec les colons; s’il y en avait, elles provenaient d’échanges commerciaux, et il y avait bien sûr le dentalium et d’autres matériaux issus des crustacés, qu’on utilisait pour fabriquer des colliers et autres parures; les échanges commerciaux étaient importants bien avant les premiers contacts avec les colons. Mais je pense à certaines formes, par exemple le perlage floral métis ou les couvertures en laine melton des Salish de la côte.
Ce type d’art est contemporain, dans le sens où l’on utilise du matériel moderne en l’adaptant de façon innovatrice. On a tendance à percevoir ces formes d’artisanat comme venant du passé, parce qu’on en ignore l’auteur et qu’elles sont simplement là, dans les musées. Mais ces œuvres appartiennent à quelqu’un. Elles proviennent d’ancêtres artistes, qui faisaient preuve d’une capacité d’adaptation et d’une innovation contemporaine incroyable. Je crois qu’il est important que nous commencions à voir les choses vraiment différemment.
Je ne saurais parler de l’histoire que vous avez mentionnée sans parler de ma tante Joyce Willard, qui m’emmenait dans ces pow-wow. Elle tenait un kiosque de fruits, et nous vendions ces produits frais durant les pow-wow de Tk'emlúps/Kamloops. C’était une expérience fantastique, et c’est pourquoi il faut reconnaître et souligner les membres de notre famille qui nous ont mis en relation avec notre communauté et notre culture.
Il y avait une excellente troupe de break dancing qui était de passage. Si l’on repense à un continuum plutôt qu’à une rupture avec le passé ou à une évolution, eh bien, tous les danseurs et membres de la communauté présents au pow-wow se sont joints aux danseurs de breakdance et ont célébré avec eux. Je me souviens d’une danse de la couverture afin de récolter de l’argent pour soutenir ces jeunes Autochtones qui venaient d’offrir la performance de break dancing. Cette nouvelle forme de danse a été bien accueillie; beaucoup de nouvelles idées le sont continuellement.
Regardons aussi tout le travail incroyable effectué par de jeunes artistes et activistes autochtones sur les médias sociaux; ce travail est à un tout autre niveau, fait par une génération qui n’est pas la mienne, la génération TikTok. Mais ce que j’observe, c’est un travail incroyable que font ces jeunes, et je pense à ce que ça peut représenter pour l’avenir et comment ces actions sont profondément liées à tous ceux qui sont venus avant eux. Je reviens encore à cette idée de continuum qui m’est vraiment très importante; je vois ces pratiques comme une rencontre entre le passé, le présent et le futur, plutôt que comme une frontière rigide caractéristique du concept de temps.
[Paul Martin] Très bien. Puisque le temps nous manque, je vais simplement faire un bond en avant. Je veux vous demander, Chantelle, puis à vous, Tania, de commenter. Vous avez toutes deux travaillé avec des gens du monde entier, de l’Arctique à l’Afrique. J’ai d’ailleurs des notes sur ce que vous avez fait. Vous êtes passées de l’Arctique à l’Afrique, puis d’Hawaï à l’Ontario. Je dois dire que bien que je sois allé dans l’Arctique, en Afrique et en Ontario, je ne suis jamais allé à Hawaï. Comment ai-je pu manquer ça? Je vous trouve très chanceuse. Mais voilà, ce que je veux savoir, et je commence par vous, Chantelle, c’est comment le dialogue international et la connaissance de ce qui se fait à l’étranger ont-ils enrichi vos résultats, et comment y avez-vous réagi?
[Chantelle Richmond] Excellente question. Nous faisons face actuellement à des crises environnementales. Des feux de forêt dévastent l’Amazonie, des feux d’une ampleur inégalée. Je me souviens d’être allée courir cet été, et bien que les feux de forêt fassent rage à des milliers de kilomètres de chez moi, j’ai vu un soleil d’un rouge très foncé se lever. Alors, même si les peuples autochtones habitent des écosystèmes et ont des cultures et des systèmes de connaissances très différents les uns des autres, la menace des changements climatiques reste la même pour nous tous, parce que nous vivons à partir du territoire. Nos systèmes de savoirs et de connaissance, tout ce qui nous lie à nos ancêtres, à nos histoires, à notre création, se fondent entièrement sur la terre. Ce qu’on essaie de faire, dans mon travail actuel, c’est de s’intéresser à des projets axés sur les communautés : sans la mienne, la Nation de Pic River; dans la communauté d’Ihumātao, située au sud de l’aéroport d’Auckland en Nouvelle-Zélande (que les Māori nomment « Aotearoa »); ou au pied du Mauna Kea sur l’île d’Hawaï. Dans tous ces projets, on essaie de démontrer comment et pourquoi les peuples autochtones sont représentés par leur territoire. Parce que je crois que si l’on n’arrive pas à comprendre ou qu’on ne reconnaît pas le rôle fondamental que jouent les savoirs autochtones et la protection et l’établissement des droits autochtones dans ces lieux, non seulement pour le bien-être des peuples autochtones, mais aussi pour le bien-être de tous les peuples, nous sommes perdus.
Donc, je crois que nous prenons position et que si nous pouvons parler des relations entre les peuples autochtones, de leurs systèmes de connaissances et de leur bien-être, et du fait que cela est si solidement ancrés dans le territoire, nous transmettrons un très bon message à tous les peuples.
Je crois que ces savoirs, ces systèmes de connaissance, ont gardé en vie les peuples autochtones pendant très longtemps. Hier seulement, j’ai publié le fait que j’ai pu visiter l’école publique de mes enfants, qui est en voie d’être renommée, ainsi qu’une photo de ma grand-mère et de sa sœur qui, malgré tous les efforts des agents des Indiens pour prendre leurs enfants, ont réussi à sauver les leurs. Et la seule raison pour laquelle je suis ici aujourd’hui et pour laquelle j’en parle dans cette conversation, c’est grâce à leur résilience, leur force et leur courage incroyables, et la capacité qu’elles ont eue de prévoir ce qui s’en venait. Cela me rend très fière. Je suis si heureuse de pouvoir transmettre ces messages. Une grosse part de ce qui guide mon travail dans différentes nations, c’est que nous menons les mêmes batailles. Alors, si l’on peut partager nos stratégies de protection des lieux et des gens avec d’autres communautés, d’autres Premières Nations, nous parviendrons, je crois, à un monde plus sécuritaire et meilleur pour tout le monde.
[Paul Martin] Bien dit. Avez-vous quelque chose à ajouter, Tania?
[Tania Willard] Absolument, je crois que Chantelle vient déjà d’en dire beaucoup. J’ajouterais peut-être simplement que je crois qu’il est important d’ancrer les choses fermement dans la réalité d’aujourd’hui, sur le terrain; les peuples autochtones sont encore traités comme des criminels lorsqu’ils défendent leur territoire. Et quand je dis qu’ils les défendent, soyons clairs, ils ne le font pas seulement pour eux-mêmes, mais bien pour chacun de nous. Alors, nous devons tous commencer à penser à notre façon de protéger les territoires et les ressources, en ces temps de changements climatiques accélérés.
Pour en revenir au continuum, je crois qu’il faut reconnaître que nos ancêtres, mes arrière-grands-parents, ont eux aussi fait face à des changements intenses et accélérés sur le plan écologique qui se sont révélés dévastateurs. Par exemple, des gens qui se sont vus barrer l’accès aux endroits où ils ramassaient des petits fruits et des racines, à des terres où ils chassaient. Ce phénomène se poursuit aujourd’hui. Ça se poursuit avec ce modèle de la propriété privée et de l’extraction des ressources qui est contraire aux droits autochtones. Ce sont des choses auxquelles nous devons penser, dès maintenant. Je crois que les règles du jeu doivent changer, et c’est mon travail, dans ma pratique artistique, d’utiliser des moyens non conventionnels pour provoquer ces conversations. Nous sommes à un moment où il faut considérer le non-conventionnel, l’interdisciplinaire et d’autres modèles si l’on souhaite réellement se rassembler pour créer les virages que nos arrière-petits-enfants voudraient nous voir prendre.
[Paul Martin] D’accord. J’ai une dernière question et un dernier commentaire, juste avant que Roseann ne me tape sur les doigts. Ma question est la suivante : vous venez d’être interrogées par quelqu’un qui appartient à une génération qui devrait avoir disparu depuis longtemps. Est-ce que l’une de vous deux aurait une question à laquelle vous auriez voulu répondre ou que vous auriez voulu vous poser l’une à l’autre?
[Tania Willard] J’aimerais dire que Chantelle, tout le travail qu’elle fait et toutes les réponses qu’elle a données me renforcent énormément dans ma position. Dans les établissements d’enseignement, nous sommes toujours statistiquement très peu nombreux, mais nous sommes aussi très forts ensemble. Je pense qu’à l’Université de la Colombie-Britannique, à Vancouver et dans la vallée de l’Okanagan, les Autochtones ne constituent qu’environ 2 % de l’ensemble du personnel enseignant-chercheur. C’est donc vraiment fantastique d’entendre Chantelle parler de tout ce qu’elle réussit à faire dans son travail. Je n’ai pas vraiment de question, mais je veux simplement lui exprimer tout mon soutien.
Le travail n’est pas toujours facile pour le personnel enseignant-chercheur autochtone au sein de ces milieux, ne serait-ce que pour y entrer, mais aussi pour permettre à d’autres de s’y intégrer. Alors merci infiniment, Chantelle, pour tout ce que vous avez permis, pour toutes les réponses que vous avez données et pour la conversation d’aujourd’hui.
[Paul Martin] Chantelle?
[Chantelle Richmond] J’ai envie de vous dire la même chose que Tania. Miigwech. Ce qu’elle a dit était remarquable. Je crois qu’une grande part de ce qu’on essaie de faire, comme vous l’avez mentionné, quand on tente simplement d’entrer dans un établissement, c’est d’entraîner un changement structurel. On essaie de créer un milieu où d’autres personnes, jeunes et moins jeunes, pourront venir après nous et s’y reconnaître, de sorte qu’ils n’aient pas la même expérience que celle que nous avons nous-mêmes vécue.
Ce phénomène est tellement récent. Je suis une universitaire depuis moins de 20 ans et je me sens comme si j’avais déjà été témoin de cette immense transition. Je suis donc honorée de partager cet espace avec Tania, et j’ai vraiment aimé avoir cet espace bienveillant pour parler en toute franchise, pas seulement de nos réussites, mais aussi des défis et des tensions auxquels nous faisons face, parce qu’ils sont bien réels et qu’il faut nous y attarder. Je dirais en tout dernier lieu que nos universités doivent vraiment investir les efforts nécessaires et continuer de s’attarder à ces réalités. Il est important de continuer à créer des lieux pour accueillir plus d’étudiants, plus de professeurs-chercheurs et plus de personnel, mais nous devons aussi établir des structures qui accueillent nos savoirs, nos communautés et nos enfants quand nous décidons de les orienter vers ces milieux, pour savoir que nous comptons vraiment et que nous sommes réellement les bienvenus.