Une jeune femme se présente à une clinique sans rendez-vous, se plaignant d’un intense mal de gorge. La personne diplômée en médecine qui l’examine rapidement conclut qu’il s’agit d’une pharyngite streptococcique. Elle lui prescrit de la pénicilline et lui donne congé. Seulement voilà : pour préserver son efficacité, le médicament doit être conservé au frais, et cette femme ne dispose pas d’un réfrigérateur. De fait, elle vit dans la rue. Ce renseignement, elle a volontairement omis de le donner, ne connaissant pas la personne de la clinique.
Techniquement, il n’y a pas d’erreur médicale : un diagnostic a été posé avant de passer de manière efficace, selon toute vraisemblance, à la consultation suivante. Cependant, au-delà du fait de poser un diagnostic, il aurait fallu s’informer de la complexité du quotidien de cette patiente. Qu’en coûte-t-il de poser davantage de questions, de prendre en compte le contexte social d’une patiente, voire d’écouter son intuition?
Aux yeux de Nicole Woods et de ses collègues, la qualité du soin tient autant dans ces nuances que dans le fait de trouver la cause d’un mal de gorge. Elle ajoute qu’ « il s’agit en grande partie de déterminer ce dont chaque personne a besoin; de se demander comment intégrer une situation particulière à une décision clinique. » L’éducation et la formation en matière de soins de santé n’ont pas toujours permis aux prestataires d’approfondir la question, même si prodiguer des soins ainsi est sans doute plus bienveillant, voire plus efficace.
Une urgence nouvelle : adapter la formation en soins de santé à un contexte en évolution
Au Canada, alors que le système de santé peine à se remettre d’une pandémie mondiale, la nécessité de faire preuve de souplesse et de résilience n’a jamais été aussi évidente. Les problèmes de santé sont de plus en plus complexes. De nouveaux virus apparaissent sans crier gare et touchent des milliers de personnes. Le personnel de santé est épuisé à force de travailler dans un système défaillant et sous pression. Sans compter que les soins virtuels se multiplient.
Cette nouvelle donne requiert de nouvelles méthodes pour enseigner la manière de prodiguer des soins médicaux de haute qualité. C’est là qu’intervient le Laboratoire de données sur l’expertise cognitive et l’éducation, un projet financé par la FCI au sein du Réseau universitaire de santé de Toronto (en anglais seulement). Madame Woods et ses collègues, Maria Mylopoulos et Kulamakan Kulasegaram, pourront ainsi recueillir des données en vue de mettre au point des méthodes pédagogiques efficaces pour améliorer l’enseignement.
Le but est d’améliorer l’enseignement dans toutes les professions du secteur de la santé, qu’il s'agisse du personnel médical, pharmaceutique et infirmier ou des personnes préposées aux soins, et ce, peu importe le degré d’expertise, depuis les universitaires du premier cycle à quiconque exerce la médecine de façon émérite.
Selon Nicole Woods, directrice de l’institut de recherche en éducation du Réseau universitaire de santé et spécialiste de la cognition, le principe qui oriente la formation du personnel de santé depuis toujours est que « c’est en forgeant que l’on devient forgeron ». Aussi, une personne formée devrait être capable de maîtriser toutes les situations. C’est ce qui s’appelle en pédagogie la « pratique délibérée ».
Or madame Woods soutient que ce n’est pas toujours vrai. Même si le temps de réaction de la personne qui prodigue les soins peut être plus court, « cela ne veut pas dire qu’elle aura acquis les connaissances qui l’aideront à s’adapter, à innover et à modifier son comportement », explique-t-elle. La chercheuse fonde ses travaux sur l’observation de ce qui se passe lorsque le personnel enseignant délaisse la « pratique délibérée ». Elle-même invite les élèves à adopter une approche plus « intégrée » de l’apprentissage. « C’est le type d’expériences d’apprentissage qui permet de mieux se préparer à faire preuve de souplesse face à des situations complexes, nouvelles ou ambiguës. »
Des outils de haute technologie au service de l’innovation pédagogique
Madame Mylopoulos, scientifique principale et directrice associée du Centre Wilson, un carrefour de recherche en enseignement des soins de santé du Réseau universitaire de santé, a souvent recours à une analogie culinaire pour expliquer le potentiel des méthodes découlant de l’apprentissage adaptatif qui seront étudiées au laboratoire. « Imaginez, dit-elle, que vous devez préparer une simple sauce pour pâtes. Ail. Oignon. Tomates. Basilic. Que ferez-vous si vous vous rendez compte que vous n’avez pas d’ail? » Sans de solides connaissances de base en cuisine, vous risquez de ne plus savoir quoi faire ou simplement d’abandonner votre besogne. En revanche, une personne expérimentée pourra envisager d’autres possibilités et choisir d’adapter la recette en remplaçant l’ail par de l’échalote.
Le personnel de la santé doit également puiser dans sa solide base d’expériences et d’expertise scientifiques pour s’adapter et soigner une population en constante évolution.
Notre laboratoire « bousculera les idées traditionnelles relatives aux types d’apprentissages en ciblant la manière la plus efficace et la plus rapide d’acquérir une expertise adaptative », explique madame Woods. Pour ce faire, nous mènerons une gamme d’expériences visant à mesurer l’efficacité de l’apprentissage adaptatif au regard d’un modèle plus traditionnel.
Pour l’un des essais, deux groupes d’élèves seront invités à poser un diagnostic sur un cas de neurologie. Un premier groupe aura recours à la pratique délibérée, qui consiste à faire appel à un tuteur virtuel pour faire défiler, pendant un certain temps, des cartes-éclair présentant des diagnostics afin de soutenir les élèves dans leur apprentissage. Le deuxième groupe, attitré à l’apprentissage adaptatif, disposera de moins de temps pour formuler un diagnostic. Il devra répondre tout au long de l’exercice à des questions « axées sur l’intégration et la compréhension », explique madame Woods. Les deux groupes seront évalués sur leurs capacités à poser un diagnostic sur les maladies neurologiques, puis devront se soumettre à un nouvel exercice. « Cette fois, plutôt que de leur demander de répéter les mêmes apprentissages, nous les soumettons à une nouvelle maladie qui ne leur a jamais été présentée auparavant, explique la chercheuse. Et c’est alors qu’il leur faut réfléchir à des solutions adaptatives ».
Compte tenu de la nature virtuelle du laboratoire, le personnel de recherche pourra puiser dans un vaste bassin de population fortement diversifié, ce qui est essentiel sur le plan de l’équité, affirme madame Mylopoulos. « Nous pourrons ainsi accroître notre capacité à recruter (et à étudier) des participantes et participants. C’est vraiment ce qui est fondamental dans le cadre de nos travaux », insiste-t-elle.
Le laboratoire de recherche utilisera également l’oculométrie pour recueillir davantage de données sur la manière dont les sujets acquièrent des connaissances, explique monsieur Kulasegaram, titulaire de la chaire Temerty en évaluation des apprenantes et des apprenants, ainsi que des programmes, à l’Université de Toronto.
« En ce qui concerne les mesures physiologiques, nous pouvons affirmer que les yeux sont le miroir de l’âme. Or, dans ce cas-ci, c’est celui de la cognition », explique monsieur Kulasegaram. Par exemple, grâce à l’oculométrie, nous pouvons savoir à quel moment les élèves se concentrent ou ont de la difficulté à suivre. Cela peut nous aider à cerner les situations problématiques dans le cadre de l’apprentissage en ligne.
Une nouvelle méthode d’apprentissage susceptible d’avoir une incidence à long terme sur notre système de soins de santé
Ces travaux de recherche pourraient aider la prochaine génération de prestataires de soins de santé, ainsi que les personnes qui travaillent déjà dans le système, à se doter des outils nécessaires pour s’adapter à des situations imprévues, telles qu’une pandémie mondiale. Si l’on donne au personnel de la santé les moyens de faire preuve de souplesse et d’adapter son comportement, il se pourrait que le risque de commettre des erreurs soit également réduit », explique madame Mylopoulos. Laisser une place au doute pourrait également contribuer à lutter contre l’épuisement professionnel et à alléger la pression qui pèse sur les prestataires de soins de santé qui doivent toujours avoir réponse à tout, ajoute-t-elle.
Cette approche aide également les prestataires de soins à considérer la personne traitée comme un être humain évoluant dans une situation qui lui est propre, qu’il s’agisse de facteurs socioéconomiques susceptibles d’avoir une incidence sur sa santé; ou d’identités croisées liées au genre ou à des caractéristiques ethnoculturelles; ou encore au fait qu’elle dispose ou non d’un logement, doté ou non d’un réfrigérateur.
Sur le plan de la recherche, les données recueillies dans ce laboratoire contribueront également à changer la donne en matière de recherche en enseignement des soins de santé à l’avenir, explique monsieur Kulasegaram.
« Nous espérons qu’une collecte de données adéquates nous permettra de réfléchir à la manière dont nous dispensons la formation. C’est une grande partie des résultats escomptés grâce à ce financement. »