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L’heure est venue de donner aux personnes noires l’éclat qu’elles méritent dans les STIMM

Entretien avec la première présidente du Réseau canadien des scientifiques noirs (nom officiel)
Établissement(s)
Université de Toronto
Province(s)
Ontario
Sujet(s)
Nature
Écologie

La sous-représentation des personnes noires dans le domaine des sciences, de la technologie, de l’ingénierie, des mathématiques et de la médecine est une problématique qui perdure au Canada. C’est aussi un gaspillage de talent et de points de vue qui pourraient profiter à la communauté de la recherche.

De pratiques discriminatoires flagrantes aux micro-agressions qui minent la confiance en soi, en passant par le sentiment d’isolement et le peu d’occasions de rencontrer d’autres scientifiques de couleur qui pourraient les soutenir, les encadrer ou avec lesquels collaborer, les personnes noires se heurtent à des obstacles du banc d’école aux plus hauts échelons professionnels du domaine des STIMM.

En 2020, un groupe de bénévoles a mis sur pied le Réseau canadien des scientifiques noirs pour « élever, rendre visible, reconnaître et connecter les personnes noires au Canada » qui œuvrent dans le domaine des STIMM. Depuis lors, le réseau a accompli un travail considérable, notamment en recrutant des centaines de membres. Nous avons parlé à Maydianne Andrade, cofondatrice et première présidente du réseau, pour mieux connaître les activités actuelles de l’organisme et sa vision de l’avenir.

Q: Le Réseau canadien des scientifiques noirs a tenu sa première réunion en juillet 2020. Comment en est-il arrivé là?

Maydianne Andrade: Depuis de nombreuses années, nous étions un petit groupe de personnes à discuter des défis et de la sous-représentation des personnes noires dans les STIMM au Canada. La plupart d’entre nous étaient les seules personnes noires au sein de notre département, voire de notre campus, nous efforçant de changer les choses en solo et de faire en sorte que le milieu universitaire soit plus accueillant pour d’autres collègues de couleur. 

Pendant une bonne partie de cette période, soit une vingtaine d’années pour ma part, la majorité de nos collègues ne reconnaissaient pas l’existence d’obstacles particuliers pour les chercheuses et chercheurs noirs, fondés sur des stéréotypes négatifs omniprésents. Toute tentative de discussion sur les inégalités sous-jacentes se heurtait habituellement à une réponse du genre « Je ne fais pas attention à la couleur de la peau » ou « Pourquoi faut-il tout ramener au fait d’être noir? ». Et à mon avis, ce phénomène est encore plus marqué dans le domaine des sciences où plusieurs nient la présence de biais.

Tout a changé à la suite du meurtre de George Floyd, en juin 2020. Tout à coup, nos collègues ont commencé à s’interroger sur les obstacles auxquels se heurtaient les personnes noires au Canada et à reconnaître qu’elles vivaient une expérience très différente de la leur, notamment dans le domaine de la recherche et de l’innovation.

Un jour, Tamara Franz-Odendaal, titulaire de la Chaire pour les femmes en sciences et en génie du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (Atlantique) et professeure à l’Université Mount Saint Vincent, a déclaré que l’heure du changement avait sonné. Elle s’est donc associée à la professeure Juliet Daniel de l’Université McMaster pour faire circuler une liste d’inscription sur Google Doc. À partir de cette liste et de concert avec Loydie Jerome-Majewska, professeure à l’Université McGill, Kevin Hewitt, professeur à l’Université Dalhousie et moi-même, nous avons tous les cinq créé le Réseau canadien des scientifiques noirs et organisé notre première rencontre en juillet 2020.

Un groupe de personnes sous une verrière prennent la pose pour une photo.

 

Q: Le réseau a déjà accompli de grandes choses depuis sa création : il a organisé une première conférence, et en tiendra une deuxième en février 2023, il a tenu une foire scientifique et recruté des centaines de membres. Qu’est-ce qui vous stimule le plus jusqu’à présent?

Maydianne Andrade: La réaction des jeunes est particulièrement stimulante. L’anxiété cède désormais la place aux larmes de soulagement et aux témoignages de joie et d’espoir. Des personnes ont même partagé des images de leurs enfants en train de regarder la conférence en ligne.

Dernièrement, nous avons reçu des témoignages de personnes noires travaillant dans le domaine des STIMM qui allaient renoncer à une carrière en recherche et innovation parce que les portes leur étaient fermées. Mais grâce au mentorat et aux occasions offertes par notre salon virtuel de l’emploi, certaines ont pu emprunter un nouveau chemin professionnel.

Q: Si je vous posais la même question dans cinq ans, soit qu’est-ce qui vous stimule le plus ou vous remplit de fierté, que souhaiteriez-vous répondre?

Maydianne Andrade: Que les personnes noires font désormais partie intégrante du paysage de la recherche et de l’innovation au Canada. Je voudrais ne plus jamais entendre que « recruter des candidatures diverses revient à sacrifier l’excellence. » Je voudrais que les présupposés automatiques comme quoi les personnes noires ont des lacunes soient remplacés par une appréciation généralisée de la valeur de la diversité et que le talent et les passions ne sont pas liés à la couleur de la peau.

Q: Le Réseau canadien des scientifiques noirs vise à « élever, rendre visible, reconnaître et connecter les personnes noires au Canada » dans le domaine des sciences, de la technologie, de l’ingénierie, des mathématiques et de la médecine, ce qui passe par a) l’augmentation du nombre de jeunes personnes noires qui se lancent dans ces disciplines et y restent; b) la représentation des personnes noires au Canada dans le domaine des STIMM en tant que chercheurs, chercheuses, praticiennes et praticiens; et c) la revendication de pratiques équitables en matière de financement. Vous sentez-vous parfois dépassée par ces objectifs?

Maydianne Andrade: Oui. C’est une tâche colossale. Tous les membres qui dirigent le réseau le font bénévolement et nous avons aussi une carrière à gérer à temps plein. Ce qui nous fait deux emplois. Mais comme beaucoup d’entre nous soutiennent d’autres organismes de services en plus, finalement, il s’avère que nous occupons souvent trois emplois! En ce qui me concerne, ce troisième emploi vise à appuyer l’Initiative pour la diversité et l’excellence de Toronto (en anglais seulement), un groupe que j’ai fondé en 2016.

C’est épuisant. Nous avons beaucoup d’idées sur la manière de résoudre les problèmes que nous n’avons pas créés. Mais pour y parvenir, nous devons non seulement élaborer des programmes de toutes pièces, mais aussi demander chaque année de multiples subventions pour poursuivre nos activités, tout en accomplissant toutes les tâches, de la mise à jour de notre site Web à la documentation des factures, en passant par les présentations destinées aux cadres des trois organismes de financement et le mentorat de nos membres. Et c’est sans compter nos emplois réguliers. On nous répète sans cesse que le Canada n’est pas en mesure de soutenir nos activités compte tenu du mode de fonctionnement actuel des budgets fédéraux. C’est donc un véritable marathon.

Ma plus grande crainte est que nous ne soyons pas en mesure de maintenir ce rythme, et que le réseau et toutes les merveilleuses initiatives qu’il a lancées ne deviennent plus qu’un lointain souvenir.

Découvrez-en plus sur les recherches actuelles de madame Andrade qui se penche sur les araignées veuves. En les examinant, elle chercher à comprendre comment les organismes réagissent dans des environnements qui évoluent rapidement.

Q: Il y a quelques années, vous avez participé à une table ronde sur le thème des scientifiques de couleur, de la science et du racisme systémique (vidéo en anglais seulement, non sous-titrée). Vous avez affirmé vous sentir parfois frustrée du fait que nous savons depuis longtemps ce qu’il faut faire, soit recueillir des données, élaborer des programmes, sensibiliser les décisionnaires, fixer des objectifs et prendre les moyens de les atteindre, mais que rien ne bouge. Qu’est-ce qui nous en empêche?

Maydianne Andrade: Ce qui nous en empêche? Plusieurs choses. Premièrement, les personnes qui prononcent volontiers des discours, mais ne les traduisent pas en mesures concrètes. Le problème est donc lié à la passivité et à la déresponsabilisation de ces personnes.

Deuxièmement, il y a les personnes qui, devant les données relatives au racisme et aux préjugés, refusent de changer les pratiques, soit parce que « ça ne marche pas comme ça », ou encore parce que « ce n’est pas un problème dans mon milieu puisque mon département (ou mon campus ou mon établissement) est vraiment inclusif ». C’est donc un problème de dissociation.

Troisièmement, il y a les personnes au pouvoir qui craignent de commettre des erreurs ou de contrarier d’autres personnes en situation d’autorité, et refusent de reconnaître qu’une partie de ce pouvoir découle de leur identité. Il s’agit de responsables qui veillent en priorité à ce que les personnes au pouvoir ne se sentent pas menacées par la réalité, c’est-à-dire un système qui exclut et anéantit les espoirs et les rêves de nombreuses personnes ayant les mêmes compétences.

Tout cela est extrêmement frustrant. Le Canada ne peut se permettre que le racisme et les préjugés lui fassent perdre ses talents, surtout dans le contexte actuel de pénurie de main-d’œuvre, de lacunes dans les compétences, de reprise économique après la pandémie et de la nécessité d’innover. Pourtant, beaucoup refusent le changement, même lorsque nous leur montrons comment le système actuel ostracise les personnes noires, et ce, dès l’âge d’entrer dans l’univers scolaire.

Q: La passion pour les STIMM peut naître à un très jeune âge. Que diriez-vous à des enfants noirs de la maternelle à propos des sciences?

Maydianne Andrade: La science est un peu comme un art qui te permet de répondre à plein de questions sur le monde! C’est une sorte de super pouvoir. Mais tu dois faire preuve de créativité : tu poses une question, puis tu imagines plusieurs réponses possibles, et ensuite tu dois déterminer laquelle est la plus juste. C’est comme si tu cherchais à résoudre des énigmes tous les jours, et c’est vraiment génial.

Q: Quel conseil donneriez-vous à une personne qui souhaiterait soutenir la mission du Réseau canadien des scientifiques noirs?

Une couverture de bande dessinée montrant une illustration de Maydianne Andrade dans une posture de superhéroïne et vêtue d’un costume rouge orné de motifs évoquant des araignées.
Illustration de Maydianne Andrade, chercheuse en écologie comportementale à l’Université de Toronto et première présidente et cofondatrice du Réseau canadien des scientifiques noirs. Dessin de Katy Alexander pour The Remarkablz, une collection de bandes dessinées qui transforme les personnalités scientifiques en superhéros et superhéroïnes.

Maydianne Andrade: Prenez contact avec nous. Participez à nos activités. Nous ne cherchons pas à créer une chambre d’écho ni à susciter la sympathie. Nous voulons vous présenter la palette diversifiée de personnes noires incroyablement talentueuses et innovantes de notre réseau qui sont passionnées par les STIMM. Nous souhaitons vous faire savoir que nous sommes là, même si vous ne nous croisez pas dans les couloirs de votre établissement. Nous voulons que vous interrogiez vos collègues et votre direction sur les raisons de notre absence. Et chaque fois que vous entendrez dire que « recruter pour assurer la diversité, c’est sacrifier l’excellence », prenez la parole, car nous ne sommes pas (encore) invités dans ces espaces de discussion.

Les travaux de recherche de Maydianne Andrade portent sur les araignées veuves : un modèle permettant d’évaluer comment les espèces s’adapteront aux changements climatiques

Outre ses fonctions de première présidente et de cofondatrice du Réseau canadien des scientifiques noirs, Maydianne Andrade est également une experte de renommée internationale en matière de biologie et d’écologie des araignées, plus précisément des veuves noires et des fausses veuves noires (vidéo en anglais seulement, non sous-titrée).

Dans une installation unique en son genre pour le Canada et financée par la FCI, l’équipe de recherche de Maydianne Andrade élève plus de 50 000 araignées en même temps. Elle utilise la vidéographie numérique à haute puissance pour observer leur comportement.

Il y a peu, son laboratoire s’est employé à comprendre comment le développement des jeunes araignées évolue en fonction de signaux qu’elles reçoivent par rapport à l’environnement qu’elles connaîtront à l’âge adulte, notamment par rapport à la sélection sexuelle et à des modifications quant aux structures de population.

Grâce à ces données, il sera possible de se servir de l’araignée veuve comme d’un modèle écologique pour étudier la manière dont les organismes évoluent afin de s’adapter à des modifications rapides pouvant toucher un environnement, comme des bouleversements saisonniers que produisent les changements climatiques.

Les veuves noires et les fausses veuves noires constituent un modèle idéal pour étudier ce phénomène, car leur milieu écologique est relativement facile à observer sur le terrain et les signaux naturels qui guident leur développement peuvent être simulés en laboratoire. En outre, les scientifiques disposent d’une bonne compréhension du processus de sélection sexuelle chez les araignées veuves, de sorte que les mécanismes de leur évolution peuvent faire l’objet de projections très fiables. Les araignées veuves constituent donc une espèce de choix pour répondre à certaines questions urgentes sur la manière dont les organismes réagiront aux pressions d’un environnement en rapide évolution.