L’histoire remonte aux années 1960 quand un créateur espagnol développe son idée d’une mode semblable à celle des grands couturiers mais accessible au plus grand nombre. Zara, la pionnière de la Fast-Fashion, était née.
Depuis, les cycles de la mode obligent à confectionner du linge rapidement, en énormes quantités, dans des matériaux bon marché qui, pour la plupart, baignent dans des cuves de teintures toxiques, pour s’étioler ensuite au bout de trois ou quatre lavages et déverser leurs microplastiques dans notre environnement aquatique.
Mais plutôt que d’énumérer les pratiques délétères et déprimantes de l’industrie textile, cédons la place à une femme optimiste malgré certains revers de son métier de designer textile.
Vanessa Mardirossian a partagé avec nous ses réflexions (ainsi que ses solutions!) quant à cette problématique de la mode polluante et préjudiciable.
Elle est experte en design de mode écoresponsable, doctorante et chercheuse engagée à l’Université Concordia, enseignante à l’École supérieure de mode de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), membre de l’Acfas, de la chaire de recherche Critical Practices in Materials and Materiality et d'Hexagram (voir l’encadré tout en bas de cette page à propos d’Hexagram), le réseau international dédié à la recherche-création en arts médiatiques, design, technologie et culture numérique financé par la FCI.
Votre parcours est atypique et donc intéressant. Qu'est-ce qui vous a poussée à renoncer au design textile et à l'industrie de la mode pour étudier les effets des teintures textiles toxiques sur les êtres humains?
Après des études en mode et en textile, j'ai travaillé pendant plus de 20 ans en tant que designer textile dans l'industrie de la mode, à Paris, à Londres et à Montréal. Dans mon atelier-boutique situé dans le sud de la France, à Nice (ma ville natale), je concevais des imprimés exclusifs pour la haute couture, le prêt-à-porter et des bureaux de tendances.
J’utilisais une grande presse de sublimation pour imprimer le polyester à 200 degrés Celsius et, ne soupçonnant pas les impacts négatifs de ce mode d’impression sur la santé, je travaillais sans extracteur d’air. Or, le polyester contient des phtalates, des substances chimiques utilisées dans les matières plastiques pour les assouplir et augmenter leur flexibilité. Sous l’effet de la chaleur, les phtalates passaient à l’état gazeux et je respirais ces particules aériennes qui aujourd’hui, sont classées comme perturbateurs endocriniens.
J'avais souvent la gorge qui piquait, et j’ai vécu une période d’infertilité de quatre ans. Puis en 2008, mon deuxième enfant nait avec une mutation génétique et des retards de développement. Je ne fais toutefois pas immédiatement le lien. Ce n’est qu’en 2012, lorsque j'ai commencé à lire les premiers rapports de Greenpeace (Toxic Threads) sur la toxicité des textiles et les risques d’interaction avec le mécanisme cellulaire du corps humain que l’idée de cause à effet a germé dans mon esprit. Cet élément déclencheur a clairement eu un effet sur ma pratique de designer!
À tel point que vous vous êtes reconvertie?
Dans un sens oui, mais j’ai plutôt envie de parler de transmission. Arrivée à ce stade de ma carrière de designer, j’avais dépassé le terrain de l’esthétique et de la coupe du vêtement. J’avais une vision 360 degrés de la mode que je souhaitais transmettre afin de sensibiliser aux liens entre design, santé et société.
En 2017, j’ai commencé à enseigner le design textile à l’École supérieure de mode de L'École des sciences de la gestion de l'Université du Québec à Montréal (ESG UQAM), et j’ai entamé une recherche-création dans le cadre d’un doctorat à l’Université Concordia. Ces deux activités allaient me permettre de réfléchir à l’interaction entre design, chimie et santé environnementale et d’étudier la synergie entre le monde matériel textile et le monde vivant.
Dès le départ, j’ai contacté plusieurs chercheurs, dont Sébastien Sauvé, de l'Université de Montréal qui venait de co-réaliser un rapport panaméricain (Commission de coopération environnementale, 2017), montrant que les alkyls-perfluorés pouvaient pénétrer l’organisme par la sueur. Ces substances servant d’apprêt ignifuge sont présentes dans certains vêtements avec lesquels la peau entre en contact. Dans les années 1970 déjà, la biologiste Arlene Blum dénonçait la présence de ces substances anti-feu dans les textiles dont sont faits les pyjamas d’enfants, en révélant qu’elles migraient dans leur urine et donc, que ce que nous portons sur la peau peut pénétrer l’organisme.
Quel est l’objectif de votre thèse?
Le domaine de la teinture demeurant largement méconnu, à cause de sa complexité, je souhaitais, dans le cadre de mon doctorat, mieux comprendre la toxicité des teintures, et ce, en adoptant une approche multidisciplinaire. Et ce faisant, je vise à apporter une contribution éthique et écoresponsable au domaine du design textile. Mon objectif est de partager les meilleures pratiques de teintures non-toxiques avec l'industrie de la mode.
C’est pourquoi j'ai entrepris une lecture dirigée sous la supervision de la chercheuse en santé environnementale, Larissa Takser de l'Université de Sherbrooke. L'objectif était de passer en revue toute la littérature pertinente dont on trouvera une synthèse dans ma thèse que je soutiendrai et qui paraîtra en septembre 2024.
En parallèle, j’ai conduit une vingtaine d’entrevues d’experts dont les pratiques gravitent autour de la couleur, comme l’historienne Dominique Cardon, le docteur en extraits de plantes Patrick Brenac (Green’ing) ou encore la teinturière écologique Kathy Hattori (Botanical Colors) qui, chacun à leur façon, montrent les effets bénéfiques des teintures naturelles par rapport aux teintures synthétiques.
J'ai aussi choisi d'être encadrée par le chimiste Yves Gélinas de l'Université Concordia pour guider mes analyses moléculaires des teintures et me familiariser avec leurs composants. L’approche scientifique me permet d’ancrer de façon tangible les effets délétères des teintures sur l’être humain.
Et que ressort-il de vos travaux de recherche?
J'ai compris qu’une exposition chronique à faible dose des cellules du corps aux colorants azoïques, dont les colorants dispersés qui composent la majorité des colorants textiles, peut provoquer des dommages irréversibles sur notre santé. Ces colorants sont en effet susceptibles d’être mutagènes, cancérigènes, reprotoxiques et neurotoxiques.
Selon moi, ce n’est donc pas le fruit du hasard s’il y a de plus en plus d’enfants qui naissent avec des problèmes d’apprentissage (qualifiés de « dys ») ou un trouble du spectre de l’autisme (TSA). L’infertilité et les cancers hormonodépendants sont également en augmentation.
L’industrie textile nous expose in utero et tout au long de notre vie à un cocktail de molécules nocives pour notre santé. On doit mettre en garde la population et prendre conscience du fait qu’une demande de plus en plus effrénée de vêtements confectionnés au plus bas prix génère davantage de torts que de bienfaits.
Mais il s’agit d’un enjeu mondial, comment parviendrons-nous à changer nos habitudes de consommation à l’échelle planétaire?
Le problème est complexe et nécessite selon moi une approche systémique dans laquelle la vulgarisation scientifique et l’éducation proactive ont un grand rôle à jouer. Je mets donc au point des stratégies de communication engageantes qui visent à présenter les coulisses de la recherche à trois publics cibles différents : les designers, les preneurs de décisions (industriels, politiciens, économistes) et le grand public.
En effet, je propose de développer une meilleure connaissance de l’impact de nos productions industrielles sur le vivant que j’ai nommé « Écolittératie Textile ».
Et qu’entendez-vous par « Écolittératie Textile »?
Eh bien tout d’abord, j’ai récemment publié deux articles dans La Conversation (Textiles toxiques pour l'environnement et la santé : les designers ont un rôle à jouer - 11 octobre 2023) et dans Le Devoir (L’industrie textile s’interroge sur son avenir Post-COP28 - 16 décembre 2023) dans lesquels j’aborde ces problématiques et le rôle crucial que la discipline du design peut jouer dans ces enjeux de santé publique.
Puisque je m’intéresse à l'écologie industrielle et aux moyens que l’on a d’utiliser les déchets d’une industrie comme ressource pour une autre, je rencontre aussi directement des industriels.
J’ai d’ailleurs eu des discussions avec les responsables de la compagnie Cintech à Saint-Hyacinthe où l’on valorise déjà les déchets alimentaires pour mettre au point des teintures alimentaires. Lorsque nous nous sommes rencontrés, ils ont manifesté de l’intérêt pour mettre également au point des teintures textiles. Je pense qu’il y a là tout un marché à conquérir. De fait, le Centre de transfert technologique de Saint-Hyacinthe a monté en 2021 une Chaire de recherche ÉcoTextile dont le but est de mener différentes activités de recherche-développement afin de soutenir la transition écologique de l’industrie textile. Les choses avancent!
Mon travail se concrétise également sous forme de colloques, d’ateliers, d’expositions, de vidéos (All linked in the web of life!, mars 2023), et de conversations en direct sur les réseaux sociaux (AMA sur Instagram pour Ask Me Anything, décembre 2023). Ces interactions en temps réel permettent de renforcer la compréhension et la portée de mon message.
Enfin, en tant que designer textile venant de l’industrie, j’ai une approche très pragmatique de la recherche que je souhaite ancrée dans une réalité de terrain. À cette fin, je participe activement au développement du projet Fibershed Québec. Fibershed est un mouvement né en Californie dans les années 2010 sous l'impulsion de Rebecca Burgess qui s’est lancé le défi de ne s'habiller que dans un rayon de 200 kilomètres. Il lui a fallu trouver qui était capable de faire pousser la plante qui peut être transformée en fibre, qui était en mesure de la tisser, puis de la tricoter ou de la coudre, etc. Rebecca Burgess a ainsi cartographié toutes ces savoir-faire et elle a créé un modèle qu’elle a publié dans un livre en 2019, et qui est reproduit aujourd’hui dans 60 régions du monde. La branche québécoise est née en mai 2022 à l'initiative de Marie-Ève Faust, alors directrice de l'École supérieure de mode ESG UQAM. L'idée est de pouvoir dire : « voilà quelles sont nos ressources locales, alors faisons les choses différemment. »
Pour terminer, quelle trace aimeriez-vous laisser?
Mon rêve est que ma thèse devienne un levier de changement, non seulement en proposant des solutions écologiques, mais en inspirant une nouvelle génération de penseurs et d'acteurs dans l’industrie textile-habillement. Je rêve d'une transformation significative dans cette industrie.
Il s'agit d’un enjeu de santé publique global. C’est pourquoi on devrait réinvestir dans la recherche-développement, déplacer nos intelligences et changer nos mentalités! Chacun de nous doit réagir et agir, vite!
Grâce au premier financement de la FCI (2001) et à un renouvellement (2009-Concordia), Hexagram a développé un modèle de recherche-création reconnu internationalement. Hexagram compte deux centres de recherche, l'un à l'UQAM et l'autre à l’Université Concordia, auxquels se sont joints l’Université de Montréal, l’Université McGill, l’Université Laval et l'École de technologie supérieure (ÉTS). Hexagram génère de fructueuses collaborations entre les deux plus importants départements d’arts visuels et médiatiques au Canada, et entre des chercheuses et chercheurs reconnus travaillant dans des domaines connexes (design, communications, arts de la scène, musique). La recherche-création propose un modèle intégré de la théorie et de la pratique, de l'expérimentation et de la création. Les travaux des membres portent sur deux axes : 1) développer et raffiner des interfaces et des technologies pouvant servir en arts et en communications médiatiques; 2) concevoir et réaliser des expériences et des œuvres à l'aide de ces technologies. Ainsi, Hexagram joue un rôle moteur, tant par la formation de personnel hautement qualifié que par la mise en valeur sur diverses scènes locales et internationales, de technologies développées au Québec. En concevant de nouvelles façons de faire, les chercheuses et chercheurs encouragent les entreprises à développer de nouvelles technologies. |