Christian Messier nous livre bien plus dans cette entrevue qu’une analogie entre ses travaux de recherche et l’adaptation cinématographique en français de Fields of dreams, de Phil Alden Robinson, Jusqu'au bout du rêve.
FCI : Parlez-nous un peu de votre parcours…
C. Messier : J’étudie les arbres et la forêt. Mais que je sois face à une forêt tempérée, boréale ou tropicale, une question me travaillait : qu’est-ce qui favorise sa régénération?
Je me suis donc dédié à la recherche empirique sur l’aménagement optimal de la forêt. Mon champ d’intérêt est l’écologie fonctionnelle des arbres, c’est-à-dire à la fois la compréhension de leur fonctionnement, de leur semis à leur maturité, et de leurs interactions avec leur environnement.
Mon approche a deux principaux objectifs. Tout d’abord, augmenter la diversité des forêts en vue d’atteindre de meilleurs résultats, par exemple en matière de conservation des ressources naturelles, de production de bois, de gestion des eaux usées, de diminution des effets négatifs lors d’inondations, de réduction de la pollution sonore et même, de fixation de carbone. Le deuxième est d’augmenter la résilience des forêts face aux enjeux climatiques, aux invasions d’insectes et aux maladies exotiques.
Caméra de surveillance qui permet de suivre la phénologie des arbres Crédit: ISFORT |
FCI : De quel genre d’équipement a-t-on besoin pour étudier les arbres sur le terrain?
C. Messier : Il faut comprendre que quand on travaille sur les forêts, on travaille sur de très grandes échelles spatiales et temporelles. Aussi avons-nous mis en place, il y une dizaine d’années, des mini modèles d’écosystèmes forestiers. Ces plantations expérimentales constituent le réseau IDENT (International Diversity Experiment Network with Trees). Au Canada, il s’agit d’une collection d’environ 45 000 arbres sur 1000 parcelles d’environ 15 m2, chacune contenant une soixantaine d’arbres plantés soit en monoculture, soit en mélange de plusieurs espèces. Nous y avons même introduit des espèces exotiques, d’Europe surtout.
Comme vous l’avez deviné, ce travail exige de l’équipement de pointe. Nous avons notamment des LIDARs terrestres, des drones et des caméras; des appareils météorologiques; des appareils de mesure de la photosynthèse, de la quantité d’eau et des éléments nutritifs dans le sol. Nous avons également des chambres de croissance, des microscopes et pour emmagasiner nos échantillons, des congélateurs qui vont jusqu’à -70° Celsius. Nous empruntons à des partenaires leurs équipements de mesure de l’ADN du sol.
FCI : Et qu’est-ce qu’il est important de mesurer?
C. Messier : Nous mesurons à peu près tout ce que vous pouvez imaginer, à tous les niveaux de l’arbre. Nous nous interrogeons sur les effets de la prédation par les oiseaux, les bactéries et les insectes. Nous nous questionnons à savoir si cette diversité peut réduire les îlots de chaleur ou ressourcer adéquatement les forêts adjacentes. Nous nous intéressons aux conséquences de l’accumulation et de la fonte des neiges.
En utilisant un LIDAR terrestre par exemple, cela envoie des millions de faisceaux laser dans un espace donné et grâce à ces faisceaux, l’appareil localise et enregistre les objets qui s’y trouvent. Cet outil nous a permis de découvrir très précisément, comment un arbre s’organise dans l’espace, au fur et à mesure de son développement.
Dispositifs pour arroser un arbre et créer artificiellement du verglas Crédit: ISFORT |
Imaginez-vous que nous avons même pu arroser des arbres en plein mois de février pour simuler une tempête de verglas et suivre en temps réel ce qui se passe. Nous avons pu voir où la glace se formait, quelles branches étaient affectées ou se brisaient et comment la cime se déconstruisait. Nous avons généré des millions de données. Comprendre ce qui se produit lorsque des intempéries semblables s’abattent sur les arbres, c’est inestimable!
FCI : Est-ce que les résultats que vous avez obtenus correspondent aux objectifs que vous vous étiez fixés?
C. Messier : Le succès a largement dépassé mes attentes! Grâce aux résultats obtenus à travers le réseau IDENT, nous pouvons maintenant proposer des solutions tangibles pour aménager des forêts.
C’était comme dans le film Jusqu’au bout du rêve, dans lequel le personnage incarné par Kevin Costner entend une voix lui murmurer «If you build it, [they] will come».
L’intérêt national et international pour notre démarche a été tel que nous avons mis sur pied des plantations en Ontario, aux États-Unis, en Allemagne, en Italie et en Éthiopie.
Comment convaincre de diversifier les forêts à grande échelle?
Il est impensable de penser que nous pourrions augmenter la diversité de toutes les forêts du Québec ou du Canada, mais nous pourrions intervenir dans des zones bien précises.
Résultats de l’analyse des images prises grâce au LiDAR terrestre d’un arbre avant (à gauche) et après (à droite) un verglas Crédit: ISFORT |
Nous sommes en train de concevoir comment intervenir sur des régions aussi vastes que 400 000 hectares. L’idée est de « vacciner » nos forêts pour les protéger contre les menaces et les perturbations catastrophiques qui se produiront dans le futur.
Il y a de la résistance, car la foresterie a toujours visé à ne planter que les quelques espèces dont la valeur commerciale est élevée. Je propose donc un changement de paradigme et pour cela, il faut être patient. La monoculture, c’est l’équivalent de mettre tout son argent dans une compagnie en se disant que dans 30 ou 50 années, on va être très riche. Moi je suis plus prudent et je place dans différents domaines. Et bien en foresterie cela devrait être la même chose. C’est ce que l’on appelle d’ailleurs « l’effet de portefeuille ». Je dis toujours que la valeur commerciale d’un pin ou d’un noyer aujourd’hui, ne sera peut-être plus la même dans 60 ou 100 ans lorsqu’il sera temps de le récolter.
Pensez-vous que votre approche peut véritablement régler les problèmes ou êtes-vous pessimiste par rapport à l’avenir des forêts?
La nature va toujours reprendre ses droits et il va toujours y avoir un nouvel équilibre qui va se créer. La nature est bien faite, mais depuis 200 ans on a indéniablement exploité la forêt en diminuant sa biodiversité naturelle.
Donc si vous me posez la question autrement : les forêts vont-elles se reconstituer de manière à fournir tous les services écosystémiques qui nous intéressent? Ma réponse pourrait être tout autre…
Nous avons de plus en plus d’espèces d’arbres qui meurent dans nos forêts. Cette perte affaiblit la résilience des forêts et compromet de plus en plus leur capacité à fournir la même quantité et qualité de services, ne serait-ce que pour la fixation de carbone, la filtration de l’eau et la production de bois.
Donc est-ce que je suis pessimiste? Oui, mais un pessimiste actif. Je dis que nous pouvons et que nous devons faire quelque chose. Je travaille pour reconstruire des forêts riches et fonctionnelles.
Qu’est-ce que vous aimeriez transmettre à la population canadienne?
Je réalise humblement que, même si l’on fait la meilleure science écologique qui soit, il est important d’y associer les sciences sociales. Comme beaucoup d’autres le font, je commence à incorporer les arts à mes travaux scientifiques. J’ai notamment collaboré avec mon collègue, Jérôme Dupras, professeur au département des sciences naturelles de l'UQO et bassiste des Cowboys Fringants. Je lui ai fourni de l’information sur l’écologie et l’aménagement des forêts, lui a mené des ateliers créatifs dans des écoles du Québec. À la fin de ce projet, en 2015, un album de chansons a été lancé : Nos forêts chantées et les élèves-compositeurs ont ainsi été sensibilisés aux questions environnementales. Si j’avais été tout seul à faire un séminaire dans ces écoles-là, les jeunes n’auraient probablement pas retenu grand-chose.
Transmettre est important pour moi. J’essaie aussi de développer un projet avec plusieurs autres collègues. Nous tâchons de comprendre les facteurs qui favorisent le bien-être lors d’une promenade dans un parc urbain ou en forêt. Nous aimerions parvenir à simuler plusieurs types de forêts grâce à la réalité virtuelle et contrôler les sons et les senteurs notamment. En effet, depuis quelques années, des études ont démontré que la présence des arbres et des forêts améliore notre santé physique et psychique. Au Japon, par exemple, on appelle cela le shinrin-yoku ou « bain de forêt ».
Enfin, j’aimerais transmettre une plus grande capacité d’émerveillement par rapport à l’arbre et la forêt. Imaginez-vous si vous deviez choisir un endroit où rester debout pendant au moins 100 ans. Cela vous demanderait une capacité d’adaptation inouïe! Il vous faudrait bien gérer ce qui vous entoure pour survivre aux saisons, aux animaux et aux insectes, sans parler des phénomènes climatiques extrêmes. Pour les animaux, c’est facile : ils se sauvent, s’enterrent, se cachent ou s’en vont vers le sud. Les arbres, eux, doivent rester sur place été comme hiver, pendant 100 ou 1 000 ans!
J’aimerais à mon tour vous poser une question : comprenez-vous la véritable valeur d’un arbre à présent?
Christian Messier et son équipe lors de la plantation d’arbres pour un projet de recherche sur les différentes approches de contrôles précoces de l’architecture des plantations sous un réseau de distribution électrique.
De gauche à droite : Kim Bannon (assistante de recherche), Christian Messier, Fanny Maure (assistante de recherche), Julien Leclerc (étudiant à la maîtrise), Bastien Lecigne (chercheur post-doctoral), Daniel Schönig (étudiant au doctorat), Raouf Moncef (étudiant à la maîtrise), Rita Silva (chercheure post-doctorale), Isabelle Saint-Jean (Hydro-Québec) et Matt Follett (étudiant au doctorat)
Crédit: ISFORT
Christian Messier est directeur scientifique de l'Institut des Sciences de la forêt tempérée (ISFORT), professeur en aménagement forestier et biodiversité à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et à Montréal (UQAM), membre du Centre d'Étude de la Forêt, Chaire du Canada sur la résilience des forêts face aux changements globaux et Chaire CRSNG/Hydro-Québec sur le contrôle de la croissance des arbres.