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S’adapter à des habitudes de consommation qui n’ont rien de constant

Utiliser un laboratoire qui crée un environnement de vente au détail fictif pour prédire l'impact de la pandémie sur les comportements d'achat et l'avenir de la consommation, voilà un bel exemple de réussite!
Par
Émilie Delattre
Établissement(s)
Université du Québec à Montréal
Province(s)
Québec
Sujet(s)
Sciences sociales

Êtes-vous adepte du seconde-main? Insatiable du commerce en ligne? Dubitatif devant l’obsolescence des objets? Quel que soit le consommateur que vous êtes, le chercheur de l’Université du Québec à Montréal, Fabien Durif, étudie tous ces comportements d’acheteurs dans un laboratoire converti en magasin expérimental unique en son genre : le GreenUXlab. Les données recueillies lui servent notamment à comprendre comment les habitudes d’achat ont pu changer durant la pandémie. Nous nous sommes entretenus avec lui pour en savoir plus.

FCI : Pouvez-vous revenir sur les étapes capitales qui ont permis au GreenUXlab de voir le jour?

F. Durif : En 2010, lorsque j’étais à l’Université de Sherbrooke j’ai cofondé l’Observatoire de la consommation responsable, qui se voulait une cellule d’études et de veille stratégique.

L’idée du magasin expérimental est partie d’une étude que nous y avons faite sur les écolabels et les stratégies de positionnement vert dans le secteur des produits d’entretien ménager au Québec.

Puis pour démontrer l’intérêt et la nécessité de créer ce type d’infrastructure au Canada, il était assez déterminant de visiter plusieurs types de magasins expérimentaux et d’identifier leur mode de fonctionnement. C’est ce que j’ai eu la chance de faire en me rendant notamment en France, en Grande-Bretagne, en Italie et au Japon.

C’est donc une démarche relativement longue, puisque c’est en 2016, par l’entremise d’une subvention de la FCI, que s’est finalement créé le Laboratoire de recherche en nouvelles Expériences Utilisateurs et en écoresponsabilité, le GreenUXlab.

FCI : Concrètement, quel est le but de ce magasin expérimental?

F. Durif : L’objectif principal de ce premier magasin expérimental au Canada est d’approfondir trois axes de recherche déterminants en consommation responsable : traduire l'écart intention-comportement en recommandations générales ; savoir comment communiquer l'information environnementale d'un bien ; et évaluer les potentialités des nouvelles technologies dans la communication de cette information.

L’enjeu est de transférer l’information au grand public et aux commerçants, petits et moyens, afin de les aider à gérer les enjeux actuels auxquels ils doivent faire face, et ce, à l’échelle du Québec et du Canada. Aujourd’hui, le GreenUXlab est ce que j’appelle un écosystème unique d’évaluation de dispositifs, de co-création, de recherche et d’innovation.

Il fait 700 pds carrés et on y trouve toutes sortes d’équipements spécialisés tels que des capteurs et lecteurs d’identification par radiofréquence (IRF) actifs et passifs, des scanners Bluetooth à basse consommation, des écrans tactiles et non tactiles, un miroir magique, un scanner corporel 3D, des stations de recharge connectées. On utilise également la technologie LI-FI et des outils de géolocalisation. Vous pourriez y croiser une équipe de plus de 15 chercheurs et assistants de recherche.

FCI : Qui bénéficie de vos travaux de recherche?

F. Durif : Nous sommes impliqués à différents niveaux mais toujours dans une perspective de recherche scientifique. Nous transférons au maximum nos travaux de recherche en diffusant des outils pour répondre aux besoins des professionnels et du grand public. Dans une optique de relance post-COVID-19 par exemple, nous essayons d’apporter des informations pertinentes sur l’impact de la crise, sur l’économie et l’avenir de la consommation.

Dans le contexte inédit de la crise sanitaire, sociale et économique que nous vivons, nous avons donc diffusé la Vigie Conso COVID-19, soit 40 vigies quotidiennes, 10 vigies hebdomadaires et deux vigies mensuelles. C’est d’ailleurs ce qui nous amène concrètement à participer à un des chantiers sur l’avenir du commerce de détail au Québec piloté par le Panier Bleu.

FCI : Selon vous, est-ce qu’il va y avoir une reprise économique?

F. Durif : La reprise devrait suivre, mais tout l’enjeu de nos études est justement d’évaluer si, notamment durant le confinement, il y a eu ou non des changements d’habitudes de consommation et s’ils vont perdurer dans le temps. Outre bien entendu l’essor du commerce en ligne, la crise a fait ressortir des aspirations déjà existantes en matière d’achat local et des pratiques telles que le « fait maison ». Nous mettons en perspective ces données que nous transférons sous forme d’hypothèses et de recommandations.

FCI : À qui s’adressent ces recommandations?

F. Durif : Nous travaillons directement avec des détaillants et des fabricants qui, pour la plupart, n’ont pas les moyens financiers d’intégrer la technologie dans leurs processus, ni le temps de mettre en place de grandes expérimentations auprès des consommateurs. Souvent, nous commençons donc par des étapes qualitatives et des pré-tests quantitatifs dans le laboratoire FCI.

Puis nous finalisons de manière plus classique par une expérimentation en ligne et développons des sondages via notre Panel de consommateurs. Par exemple, nous avons un partenariat de longue date avec Attitude. Nous conservons un rayon complet de toutes les familles de produits de leur marque pour effectuer des tests en lien avec la programmation de recherche. Dernièrement, une étudiante de maîtrise a déposé son mémoire à partir d’une expérimentation qu’elle a menée en collaboration avec la marque sur la question des allégations « sans » et « avec » dans le cas des produits cosmétiques.

Dans certains cas, selon les ententes partenariales, nous remettons aux partenaires les résultats des tests. Ainsi, ils vont peut-être revoir l’étiquetage d’un produit ou leurs pratiques managériales, privilégier des communications sur les réseaux sociaux ou hiérarchiser autrement leurs pratiques environnementales. Cela leur permet de faire évoluer leurs stratégies.

Par ailleurs, nous réalisons différentes études pour les acteurs clés du commerce de détail au Québec et nous développons des formations sur l’achat local et les tendances écoresponsables dans les points de vente.

C’est pour ça que j’appelle cela un écosystème!

FCI : Si un commerçant vous demandait conseil, que lui diriez-vous?

F. Durif : Il est capital de revitaliser le commerce de détail. Les marques et les enseignes qui ne s’engagent pas sur le chemin du collaboratif, du seconde-main, du fait maison et de l’achat local risquent, à terme, de souffrir. Même si cela peut être complexe, l’adaptation aux nouvelles tendances et à l’innovation devient un aspect incontournable.

Sur ce point, le marché canadien accuse un certain retard par rapport à l’Europe ou à l’Asie. En France, certaines enseignes ont développé depuis plusieurs années des drive piétons, par exemple.

La crise de la COVID-19 a aussi fait ressortir la nécessité d’être présent en ligne, d’être performant sur la livraison et de multiplier les points de contact avec la clientèle, c’est ce que l’on appelle l’omnicanalité. Ajouter cela aux nouvelles tendances de consommation plus responsables et l’on voit que ce sera tout un défi, mais il n’y a qu’un seul mot d’ordre : il faut s’adapter !

FCI : Si l’on pousse la comparaison encore plus loin, quelle autre différence notoire remarquez-vous entre le Canada et d’autres pays?

F. Durif : On n’est pas du tout dans le même type de marché. Sur la question de l’écoresponsabilité, la France ou le Royaume-Uni sont des pays où la progression des lois est impressionnante ; je pense à la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, Nutri-score, les labellisations, les lois sur l’obsolescence.

Au Canada, si l’écosystème entrepreneurial est très novateur, la réglementation est peu présente. Or, rien ne remplace un cadre réglementaire pour mieux informer les citoyens et leur donner le choix de prendre des décisions plus éclairées.

FCI : Qu’est-ce qui démarque le GreenUXlab et vous rend fier?

F. Durif : La différence de notre modèle, c’est qu’il est à cheval entre un modèle universitaire et un modèle je dirais « externe ». Généralement, soit les magasins expérimentaux sont « fermés », c’est-à-dire qu’ils fonctionnent uniquement à l’intérieur d’une université et font des tests auprès de leurs étudiants, donc leur vocation est davantage pédagogique ; soit ce sont des magasins qui appartiennent à des firmes de recherche internationales, des grands détaillants ou des regroupements privés, avec un accès et un partage restreints des données.

Notre écosystème est unique et synergique. Nous déployons différents types d’environnements de recherche. Le laboratoire FCI accueille aussi bien des acteurs du secteur privé, qu’il ouvre ses portes à des chercheurs comme mon collègue Ygal Bendavid du Laboratoire Internet des Objets. Mais nous dépassons aussi le cadre du laboratoire in situ et proposons des collaborations avec tous les membres de la communauté universitaire. Je n’ai vu de magasin de ce genre dans aucune autre université.


D’après Fabien Durif, s’adapter n’est pas si facile que ça, mais c’est indispensable. Continuer votre découverte de ce chercheur en écoutant ces bribes de notre conversation avec lui.

Vous êtes vice-doyen à la recherche et à la création de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG UQAM). Est-ce que la recherche manque de créativité selon vous ?​

Transcription

Non, je pense qu’actuellement, la recherche ne manque absolument pas de créativité parce que le transfert de connaissances peut prendre énormément de formes : des indices, des baromètres, des capsules, des vidéos, des interventions médias et puis des évènements. À titre d’exemple personnel, à notre laboratoire, nous avons fait, pour les 10 ans du baromètre de la consommation responsable, une expérience de conception artistique autour de la consommation responsable. Nous n’avions jamais fait ce type d’évènement. On s’est associé avec un artiste visuel et on est allé chercher un CRSH collection. Donc, je pense qu’aujourd’hui, cette création et cette diffusion, on la voit de plus en plus et dans tous les secteurs de la recherche.


De quel bien de consommation seriez-vous incapable de vous passer ?

Transcription

Je crois que c’est compliqué, mais, dans la période de pandémie, je pense que, comme beaucoup de consommateurs, ça reste le Nutella. Je sais, personnellement, bien entendu, qu’il y a trop de sucre, il y a de l’huile de palme et, malheureusement, malgré tout ça, malgré la volonté d’aller vers une transition alimentaire plus responsable, je crois que ça reste difficile et puis, toutes les études montrent que ça reste un des produits les plus consommés. Donc, oui, c’est un péché.


Quel est le sens que vous donnez au mot « innovation » ?

Transcription

C’est très compliqué de savoir ce qu’est l’innovation, mais je dirais que pour nous, c’est être capable d’être en avant des tendances et d’anticiper un besoin spécifique, particulièrement en gestion et je pense qu’à l’intérieur de l’infrastructure de recherche FCI que l’on a, c’est de collaborer et de coconstruire avec des start-up, et c’est un moyen, finalement, d’aller vers de l’innovation en recherche et en transfert de connaissances.