Il y a deux ans, le titulaire de la chaire de recherche du Canada, Tékeniyáhsen Ohkwá:ri (ou Jackson Leween, ou 2bears) s’est joint à un groupe d’Aînés Niitsitapi (Pieds-Noirs) pour se rendre au Musée britannique à Londres, en Angleterre, afin d’y photographier, à l’aide de la photogrammétrie, des tenues de guerriers, des perles, des piquants de porc-épic et divers objets sacrés qui leur ont jadis été volés.
Cette technique, qui consiste à créer des modèles numériques tridimensionnels à partir d’objets réels, a nécessité la prise de milliers de photographies bidimensionnelles d’artéfacts sacrés dérobés aux Niitsitapi. En raison notamment du British Museum Act de 1963, ces trésors ne peuvent être aisément restitués en vertu du droit colonial, ce qui a fait naître une idée : utiliser les technologies numériques pour faire connaître les traditions autochtones.
Théoricien de l’art et artiste spécialisé dans les installations et les performances multimédias, 2bears est un Kanien'kehà:ka (Haudenosaunee) membre de la bande Six Nations de Grand River, en Ontario. Jusqu’en 2023, il était professeur associé en recherche et technologie des arts autochtones à l’Université de Lethbridge (en anglais seulement), à Lethbridge, en Alberta.
Aujourd’hui, il travaille à l’Université Western (en anglais seulement), à London, en Ontario, en tant que professeur associé en arts visuels et études autochtones. Il est également titulaire d’une chaire de recherche du Canada de niveau 1 en recherche et technologie des arts autochtones. À l’Université Western, il met sur pied l’Environnement de recherche Onkwehonwe, un nouveau laboratoire financé par la FCI. Dans cet espace à la fois de recherche et de création, on étudie la manière dont les technologies nouvelles et émergentes, telles que la réalité virtuelle et augmentée, l’intelligence artificielle et divers environnements 3D, peuvent contribuer à préserver les pratiques créatives et culturelles autochtones et leur permettre de rayonner.
Au Centre de recherche d’arts autochtones et de pratique transdisciplinaire (CiART) de l’Université de Lethbridge, financé par la FCI, 2bears a eu recourt à un laboratoire d’enregistrement mobile pour étudier la pratique créative et la narration de récits dans l’espace à l’ère du numérique. De même, son nouveau laboratoire de recherche à l’Université Western, également financé par la FCI, lui permettra de poursuivre ses activités en exploitant de nouvelles technologies afin de soutenir l’innovation, la transmission, l’expression et la transformation de l’Onkwehonweha (terme kanien’keha désignant les diverses façons d’être dans la culture autochtone).
Les conceptions autochtones du monde au cœur d’un univers numérique
« La narration dans l’espace est une expression que j’ai empruntée à Vine Deloria junior, auteur et militant, qui a avancé qu’il existait une différence incommensurable entre le savoir tribal et les traditions philosophiques occidentales, explique 2bears. En effet, alors que celles-ci reposent sur la temporalité, le déroulement des événements étant perçu de manière linéaire et chronologique, le savoir tribal s’inscrit dans l’espace. Il possède une dimension. Ainsi, chaque personne incarne l’histoire, se déplaçant dans un univers tissé de tous les témoignages recueillis par la Terre. »
Les conceptions autochtones du monde sont par nature fondées sur un territoire auquel chaque personne donne corps. En d’autres mots, la narration dans l’espace et les enseignements ne peuvent se transmettre que si les participantes et les participants se trouvent physiquement en contact avec un lieu. Chaque personne doit ressentir et incarner l’espace.
Pour les Aînées et Aînés de Niitsitapi, la transmission du savoir est indissociable de l’espace et de la Terre. Il s’agit d’une expérience partagée, vécue par le corps tout entier. Comme les objets sacrés sont inhérents aux enseignements autochtones, que faire lorsque ceux-ci se trouvent ailleurs? Comment les peuples autochtones peuvent-ils donner corps au savoir lorsque les lieux ou les objets sacrés sont hors d’atteinte?
Dans le cadre de ses recherches, 2bears se penche sur la manière dont l’univers et les technologies numériques peuvent pallier cette problématique.
Créer des expériences immersives en conjuguant photographie, vidéo, son et réalité virtuelle
« Lorsque nous évoquons nos histoires, notre territoire et notre environnement, c’est-à-dire lorsque nous parlons des relations que nous entretenons avec les êtres vivants de l’univers, nous cherchons à créer des espaces virtuels vivants, explique 2bears. Nos travaux de recherche couvrent quatre domaines : la photogrammétrie, qui consiste à créer des modèles tridimensionnels à partir de photographies, les installations panoramiques, la réalité virtuelle et l’audio immersif par ambiophonie ou la spatialisation du son. »
Les installations panoramiques consistent en des structures sphériques dans lesquelles les participantes et participants pénètrent afin de s’immerger dans une réalité virtuelle et un son immersif à 360 degrés. Imaginez une sphère tapissée de haut-parleurs, chacun émettant un son indépendant sur un plan tridimensionnel. En entrant dans cette sphère, le public peut voir et entendre des objets s’animer tout autour de lui, au fur et à mesure que son regard suit la courbe de la voûte.
Dans le cadre d’une expérience propre aux membres des Six Nations, 2bears a raconté l’histoire des origines selon les Haudenosaunee à l’aide d’une installation panoramique intitulée Ne:Kahwistará:ken Kanónhsa’kówa í:se Onkwehonwe (source en anglais). L’installation, qui mêle son et espace, constitue un moyen d’accéder au savoir autochtone et à sa signification dans l’univers virtuel en pleine évolution que forme le territoire autochtone numérique.
Le collaborateur de 2bears, Tsiothorkó:wa (January) Rogers, artiste et écrivain kanien'kehà:ka et tahskaró:ren (tuscarora) des Six Nations, a pris part à la réalisation de l’installation.
« Nous remercions chaleureusement le Centre de recherche d’arts autochtones et de pratique transdisciplinaire de son soutien, se réjouit-il. Il s’agissait d’un projet ambitieux, réalisé en collaboration avec des membres de notre communauté des Six Nations. Nous avons fait largement appel aux technologies des médias numériques afin d’illustrer les pratiques créatives et culturelles des Haudenosaunee. »
2bears s’illumine lorsqu’il évoque la réaction des Aînées et Aînés face à ses recherches. « À leurs yeux, c’est un projet formidable. Chaque fois que nous leur présentons une nouvelle technologie, que ce soit la réalité virtuelle ou une autre, leur réponse est toujours positive », explique-t-il.
« Les Aînées et Aînés de ma communauté comprennent tout de suite de quoi il est question lorsque j’aborde, par exemple, le sujet de l’intelligence artificielle. Grâce à leur vision élargie de la vie, à leurs expériences interrelationnelles et à d’autres formes d’intelligence présentes dans l’univers, l’intelligence artificielle n’est pas un grand mystère : il s’agit simplement d’une autre forme d’intelligence, d’une autre entité dont nous faisons l’expérience. Leur enthousiasme est donc très grand. »
Protéger les communautés et le protocole autochtones
Les relations autochtones sont fondées sur une confiance réciproque qui s’acquiert au fil d’un long processus reposant sur le respect d’un protocole, d’une démarche et d’un partage du savoir. On ne peut tout bonnement demander à un gardien ou à une gardienne du savoir autochtone de nous transmettre ses enseignements; il existe tout un processus à suivre au sein des Six Nations, ainsi que de toutes les nations sur l’ensemble de ce territoire.
« Lorsque je retourne travailler dans ma communauté, je ne peux pas simplement débarquer avec mon équipement et commencer à faire mes enregistrements, explique 2bears. Il faut d’abord préparer le terrain en participant à des festins, en engageant des discussions et en appréciant ensemble ce territoire, le tout dans le respect des protocoles culturels des Haudenosaunee. J’estime avoir des responsabilités envers ma communauté, et j’assume les engagements qui en découlent. »
Une partie de la recherche de 2bears consiste à déterminer comment respecter ce protocole dans le monde technologique d’aujourd’hui. La purification par la fumée, la prière, les offrandes de feuilles de tabac lorsqu’il y a des rassemblements dans la nature, tous ces comportements et d’autres encore, le chercheur les intègre lui-même dans sa pratique artistique. À titre d’exemple, il suit un protocole lorsqu’il enregistre des chants d’oiseaux ou prend des photos.
« Je ne m’étais jamais demandé, jusqu’à il y a environ cinq ans, pourquoi je n’accomplissais aucune pratique culturelle quand je prenais des photos, des vidéos ou des enregistrements audio, raconte 2bears. Quand j’étais plus jeune, je filais dans les bois afin de prendre le plus grand nombre de photos possible. Maintenant, je prends le temps d’honorer les autres créatures qui s’y trouvent. Si je dois capter des images ou des sons, je veille à ne pas troubler la faune et la flore de ce milieu. Je suis conscient et attentif à ces activités et à la manière dont elles se déroulent. »
En quoi l’identité et la communauté haudenosaunee influencent-elles la pratique?
Même si cela peut sembler excessivement sentimental, 2bears affirme ne pas se souvenir du moment où il a commencé à se passionner pour le dessin, le croquis ou la musique. L’art lui a toujours semblé profondément ancré dans son être et constitue pour lui un moyen d’expression inné.
« Je dis toujours à mes élèves que les peuples haudenosaunee ne connaissaient pas le mot “art” avant la colonisation, explique 2bears. La taxonomie et le contexte sont totalement différents. En tant qu’autochtones, les pratiques créatives font partie intégrante de notre vie. Nous chantons, nous jouons du tambour, nous sculptons; toutes ces pratiques sont inscrites dans la vie culturelle des Haudenosaunee. »
« On a parfois tendance à réduire l’art à une thérapie, à des méthodes de conception ou encore à une esthétique, alors qu’il est au cœur de la création, ce qui implique non seulement de vivre dans le monde, mais aussi de le comprendre, d’interpréter l’art à travers des expériences sensorielles et de le transformer en émotions. Cela fait partie intégrante de l’épistémologie haudenosaunee, mais aussi de l’épistémologie humaine en général, c’est-à-dire du savoir proprement dit. »
« Nous ne considérons pas le savoir comme une possession, mais comme une relation. Nous sommes ainsi amenés à comprendre que le savoir a la capacité d’agir. Le savoir me façonne, je ne le possède pas. »
– Jackson Leween, 2bears