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Recréer les liens grâce à l’art(éfact)

Kristen Barnett dirige un laboratoire d’archéologie autochtone qui aidera des communautés à renouer avec des objets ramatriés
Par
Mélanie Ritchot
Établissement(s)
The University of British Columbia
Province(s)
Colombie-Britannique

Des illustrations d’un mètre carré chacune révèlent la façon dont les archéologues coloniaux interprétaient les communautés Salish de la Côte au fil des saisons. Ces images sont sur le point d’être transformées à l’Université de la Colombie-Britannique (en anglais seulement) dans le cadre d’un projet de recherche dirigé par Kristen Barnett. En effet, un groupe d’artistes autochtones s’apprête à les réinventer au moyen de l’art, soit en intégrant ces toiles dans des collages, soit en recouvrant de peinture leurs canevas avec des pigments de terre transplantée.

« On pourrait dire qu’il s’agit de l’ultime retour à la terre, sans toutefois verser un sac de terre là où elle avait été prise », explique Kristen Barnett, universitaire interdisciplinaire Unangax̂ de l’Alaska et titulaire de la chaire de recherche du Canada en archéologie autochtone.

Ce remodelage artistique d'échantillons archéologiques précédemment prélevés se tiendra bientôt à plus grande échelle dans le nouveau Laboratoire d’archéologie autochtone pour l’avenir des Autochtones (IaLIF) de l’Université de la Colombie-Britannique, dont l’inauguration est prévue au début de 2025. Ce laboratoire réunira des artistes, des chercheurs et chercheuses et des membres issus de la communauté autochtone afin d’étudier les collections archéologiques dans une perspective autochtone et de renouer les liens avec les « artéfacts » ou les biens à travers l’art et la performance.

Le laboratoire comprendra des tours à poterie, des métiers à tisser, des chevalets et d’autres fournitures artistiques. On y trouvera également une cabine de son, de l’équipement audio-vidéo, des technologies de réalité virtuelle et augmentée ainsi que divers équipements financés par la FCI et destinés à donner un sens à la recherche au profit des générations futures. Cette « reconstruction du sens » constitue l’un des objectifs de l’archéologie autochtone qui vise à réparer certains des préjudices causés par l’archéologie occidentale, une discipline établie à la fin du XIXe siècle et souvent pratiquée au détriment des cultures autochtones.

Selon Kristen Barnett, la création d’œuvres d’art à partir d’objets précédemment prélevés par les archéologues, qu’il s’agisse de vestiges végétaux ou de perles, peut aider les peuples, nations et communautés autochtones à renouer avec ces objets. Cette démarche va au-delà du simple ramatriement d’objets en offrant la possibilité de réparer ou de recréer des relations et du sens. Cela permet non seulement de restituer les objets à leurs propriétaires, mais aussi de mettre en place une pratique réparatrice qui offre un moyen de renouer avec les objets.

Le renouveau de l'art, une voie à suivre

De tout temps, les archéologues ont effectué des fouilles et prélevé des objets sur les terres autochtones à des fins de « recherche », rompant ainsi le lien entre ces objets et les collectivités locales. Or, ces dernières années, des voix se sont élevées pour demander aux propriétaires de collections individuelles et aux institutions coloniales de restituer les objets volés, et un mouvement croissant d’archéologie dirigée par les autochtones s’est développé en Amérique du Nord.

Il y a quelques années, dans le cadre d’un projet avec des étudiantes et étudiants autochtones en Alaska, Kristen Barnett a été témoin du préjudice et des tensions causés par la restitution d’objets à des communautés qui n’avaient plus de lien avec ceux-ci. Inversement, les archéologues peuvent célébrer le ramatriement des objets comme un « travail bien fait », mais ils peuvent ne pas voir les effets durables du fait de rompre les relations, ce qui correspond à un manque de considération et ne laisse aucune possibilité de réparer ladite relation.

« Cela pourrait rappeler que quelqu'un est venu et a pris ces objets, en leur donnant une nouvelle signification, de sorte qu'ils deviennent importants pour quelqu'un qui ne vous connaissait même pas, ils deviennent plus importants que les personnes », explique la chercheuse.

Elle ajoute que certaines personnes pourraient ne pas souhaiter renouer avec les objets restitués, mais que cela devrait être proposé comme une possibilité. Et le fait de raviver ce lien à travers l’art est une façon d’y parvenir.

Cette reconstruction du sens peut également s’effectuer sans artéfacts tangibles. À l’heure actuelle, Kristen Barnett collabore avec une communauté yupik en Alaska en vue de réaliser un film d’animation fondé sur des reconstitutions archéologiques du site d’un ancien village, de manière à transmettre ces récits aux jeunes en langue yupik.

Ce projet se poursuivra dans la salle de narration numérique du laboratoire, laquelle est équipée pour pouvoir raconter des histoires au moyen de la vidéo, de l’audio et de la réalité virtuelle.

La flore et la faune en tant que vestiges archéologiques

Selon Kristen Barnett, l’archéologie occidentale exclut toute restitution de nombreux matériaux, tels que les arêtes de poisson, les graines et les pierres utilisées pour faire la cuisine. Il arrive aussi que ces matériaux n’aient pas été étiquetés ou stockés de manière à être conservés avec autant de soin que celui que l’on donne habituellement aux artéfacts et objets culturels.

« Dans le cadre occidental, ces éléments sont dissociés des artéfacts et donc dénués de sens, mais dans le cadre autochtone, ils font partie intégrante de nos relations », explique la chercheuse, ajoutant que leur intégration à l’art contemporain, à la sculpture, à la performance ou à la chanson permet de les faire coexister à nouveau.

Ces objets seront également examinés dans le nouveau laboratoire, y compris certains provenant des collections de l’Université de la Colombie-Britannique. Ceux-ci seront étudiés pour la première fois en tant qu’objets culturels, en partenariat avec les communautés de descendantes et de descendants autochtones. Une base de données sera mise en place afin de centraliser les diverses langues et significations autochtones auxquelles s’ajoutera une étiquette occidentale indiquant notamment la taille et le matériau de ces objets.

Futurité autochtone et perspectives d’avenir

Le mouvement créatif « Futurité autochtone », au sein duquel les écrivaines, écrivains et artistes autochtones imaginent une vie libérée de toute tutelle coloniale, est au cœur du Laboratoire d’archéologie autochtone pour l’avenir des Autochtones. En effet, il vise à reconstruire les récits coloniaux et à se réapproprier les collections afin que le patrimoine des peuples autochtones ne soit plus perçu comme une simple relique du passé, explique Kristen Barnett.

L’avenir de l’archéologie autochtone passe également par la mobilisation des jeunes, explique Sam Walker, archéologue-anthropologue installé à Amittuq, au Nunavut, et qui travaille auprès des jeunes de la communauté. Sam Walker organise des camps d’archéologie et fait preuve de créativité afin de susciter l’intérêt des étudiantes et étudiants.

« J'ai imprimé un grand nombre d’artéfacts en 3D pour que les étudiantes et étudiants puissent voir des répliques et les manipuler sans craindre d’endommager un original délicat », explique Sam Walker, membre du corps enseignant à l’Université de la Colombie-Britannique.

Selon lui, le nouveau laboratoire permettra de combiner harmonieusement la recherche dans le milieu de l’enseignement postsecondaire, le travail de terrain et des moyens uniques de faire participer les jeunes grâce à la technologie.

« Il est primordial de proposer aux jeunes des activités à mi-chemin entre la théorie et la pratique de manière à ce que celles-ci soient attrayantes à leurs yeux et qu’elles et ils se sentent naturellement appelés à y participer. »

Selon Sam Walker, le nouveau laboratoire se focalisera sur les valeurs, les relations et l’avenir des populations autochtones tout en s’éloignant du simple débat sur la décolonisation des méthodes de recherche en archéologie.

« Cette démarche va bien au-delà de ce que nous observons dans la recherche anticoloniale et illustre parfaitement l’orientation vers laquelle doit tendre la discipline. »


Ce projet de recherche bénéficie également du financement du Programme des chaires de recherche du Canada , de la faculté des arts de l’Université de la Colombie-Britannique (en anglais seulement) et de la Fondation nationale pour la science des  États-Unis (en anglais seulement).


Journaliste métisse établie sur l’île de Vancouver, Mélanie Ritchot rédige principalement des articles sur les arts et les récits autochtones.