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Réfléchir quantitativement

Des chercheurs de l’Université de la Colombie-Britannique cherchent à comprendre comment le cerveau traite les quantités et le langage pour mieux enseigner les nombres aux enfants dès qu’ils apprennent à compter
Par
Matt Bonsall
Établissement(s)
The University of British Columbia
Sujet(s)
Processus cognitifs

Beaucoup de nos choix sont basés sur les nombres et les quantités. Qu’il s’agisse de choisir la file la plus courte à l’épicerie, de s’asseoir dans le wagon le moins plein ou d’évaluer la quantité de vin qui reste dans notre verre, nous utilisons notre capacité innée à raisonner quantitativement.

Mais bien que ce raisonnement soit omniprésent dans l’intelligence humaine, les scientifiques comprennent encore mal comment il évoque – en combinaison avec le langage – des concepts propres aux humains comme les mathématiques symboliques. Ils ne savent pas non plus très bien comment l’enfant acquiert ce raisonnement, ni pourquoi c’est parfois difficile pour lui.

Des chercheurs du Centre de recherche sur le développement cognitif (Centre for Cognitive Development) de l’Université de la Colombie-Britannique veulent savoir comment le cerveau humain analyse et déchiffre les nombres et les quantités, comment ces capacités se développent à partir de la petite enfance, et quels sont leurs liens avec les fonctions cognitives supérieures.

Pourquoi c’est dur, les maths?

« Pourquoi les enfants apprennent-ils très facilement certaines choses, alors que d’autres leur donnent du fil à retordre? » C’est l’une des questions que se pose Darko Odic, directeur du Centre; avec son équipe, il explore entre autres le contraste entre l’acquisition du langage et celle des mathématiques.

« Vers l’âge de cinq ans, un enfant maîtrise la syntaxe et le vocabulaire de sa langue maternelle, explique M. Odic. Pourtant, d’autres concepts en principe plus simples que le langage, comme les bases de l’arithmétique, sont difficiles pour beaucoup d’entre nous, même après plusieurs années d’école. »

Pour aller au fond des choses, le chercheur et son équipe travaillent avec les enfants pour mieux comprendre notre connaissance innée des nombres et ce qui nous permet d’aller au-delà de notre intuition afin d’apprendre.

Les chercheurs ont constaté que, même si l’estimation des quantités est probablement une compétence fondamentale de survie acquise au cours de l’évolution, les mathématiques nécessaires pour faire des calculs précis sont loin d’être aussi intuitives.

« Notre intuition mathématique n’est pas très adaptée à la représentation explicite et exacte des nombres, explique M. Odic. Elle permet de distinguer assez facilement un pommier comptant 10 pommes d’un autre comptant 20 pommes. Mais il est presque impossible de distinguer 20 de 19. L’imprécision inhérente à notre perception des nombres ne permet pas de faire la différence entre des nombres aussi proches. » C’est parfois un problème pour les enfants qui apprennent les mathématiques, notamment parce qu’une grande partie de ce qu’ils apprennent – additionner, soustraire, et même compter – porte sur des nombres exacts.

L’estimation est humaine

Darko Odic explique que notre capacité innée à estimer les quantités joue un rôle important dans notre évolution et notre survie – pour savoir si ces animaux qui foncent sur nous sont plus nombreux que nous, par exemple –, mais qu’elle a ses limites lorsqu’il s’agit de traiter des nombres exacts
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[ODIC]   Une analogie que j’aime bien utiliser : celle des chiffres romains. Les chiffres romains sont fantastiques par leurs façons de représenter les nombres visuellement, symboliquement en quelque sorte, du moins pour les petits nombres.

Mais, on le sait, ils se prêtent bien mal à certaines opérations comme la division. Si la plupart des cultures les ont abandonnés au cours de l’histoire, c’est parce que la façon dont ils représentent les nombres ne convient pas vraiment à certaines opérations mathématiques.

De façon analogue, la manière dont notre esprit représente intuitivement les nombres est tout à fait remarquable dans certaines situations, mais pas très bonne dans d’autres.

Ce que mes travaux et ceux d’autres chercheurs ont permis de montrer, c’est que cette intuition mathématique, qu’on appelle souvent le système numérique approximatif (ou SNA), est innée. De nombreux autres animaux l’ont aussi, et la plupart des chercheurs pensent qu’il s’agit d’un sens acquis au cours de l’évolution et qui pourrait avoir joué un rôle essentiel dans notre survie, par exemple en nous aidant à évaluer rapidement quel arbre compte le plus de fruits, ou combien d’animaux foncent sur nous et faut-il les combattre ou s’enfuir. Ce système numérique est très adapté à la représentation approximative et relative des nombres. Il semble vraiment excellent pour décider s’il y a plus d’objets d’un côté ou de l’autre, s’il y a plus de fruits dans cet arbre ou cet autre.

Par contre, il n’est pas très adapté à la représentation explicite et exacte des nombres. Plus concrètement, lorsqu’on utilise son intuition numérique, il est assez facile de distinguer un pommier qui compte 10 fruits d’un autre qui en compte 20. Mais il est presque impossible de distinguer 20 de 19 à cause en quelque sorte du bruit, de l’imprécision inhérente à notre représentation perceptive des nombres, qui ne permet pas de reconnaître comme différents des nombres très voisins.

Quand on y réfléchit, on se rend compte qu’une grande partie de ce qu’on apprend en mathématiques ne porte pas sur des approximations, mais plutôt sur des nombres exacts; le processus de comptage et de différenciation des nombres a trait à leur représentation précise. En effet, 19, c’est différent de 20, et 20, ce n’est pas 10. Et c’est précisément parce que l’intuition numérique est tout à fait optimale pour faire des comparaisons approximatives qu’elle convient si bien à ce genre de tâche, par exemple pour évaluer combien il y a d’articles dans le panier afin de décider si on peut passer à la caisse express.

Mais ce même système numérique n’est pas bien adapté à une réflexion précise et exacte sur les nombres. Ainsi, lorsqu’un enfant essaie d’apprendre à utiliser des nombres exacts, son intuition numérique ne l’aide pas vraiment – elle lui nuit même parfois – alors que s’il essaie de raisonner sur les nombres de façon très intuitive et relative, il peut vraiment se fier à son intuition et en tirer de nombreux apprentissages.

Des données qui pourraient influencer les programmes scolaires

Selon Darko Odic, notre insistance à enseigner aux enfants des concepts abstraits comme les nombres exacts pourrait représenter une occasion manquée. « Nous remettons à plus tard l’enseignement de nombreux concepts parce qu’ils nous paraissent trop compliqués. Nous avons dans l’idée qu’il est beaucoup plus difficile de diviser que de compter, mais mes travaux montrent qu’en fait, les enfants ont beaucoup plus d’intuitions riches sur des opérations comme la division que sur le comptage et les nombres exacts, et que nous pourrions les utiliser beaucoup plus tôt, explique-t-il. Le programme scolaire s’éloigne trop souvent de leur façon de comprendre et passe à côté d’un ensemble d’intuitions très précieuses. »

Même si M. Odic rappelle que ses recherches ne font que commencer, elles pourraient éventuellement contribuer à façonner les politiques et les programmes scolaires, aussi bien pour les enfants que pour les adultes. Des provinces comme l’Ontario investissent des millions de dollars dans la révision du programme-cadre de mathématiques; il serait donc important de comprendre les origines et la structure de notre raisonnement mathématique.

Apprendre les maths, naturellement

Darko Odic nous explique comment les programmes de mathématiques pourraient être plus efficaces s’ils tiraient avantage de l’intuition des enfants sur les quantités plutôt que de s’attarder à des concepts faisant appel à la précision, comme le comptage, dès la petite enfance
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Bien qu’elle présente des lacunes importantes par rapport aux nombres exacts et à sa façon de les appréhender, l’intuition numérique est en réalité beaucoup plus utile que l’on pourrait le croire.

Par exemple, nous savons que l’intuition numérique permet de faire des opérations comme l’addition et la soustraction. Non seulement elle nous donne une idée du nombre d’objets sur une image, mais elle nous permet également de manipuler ces quantités approximatives par différents calculs mentaux, pas seulement l’addition et la soustraction, mais même des opérations comme la division.

Je pense aussi qu’une grande partie du programme scolaire de mathématiques est très axée sur l’abstraction et s’éloigne souvent des intuitions de l’enfant. On met l’accent sur des choses comme les tables de multiplication, ou on tente de faire maîtriser le comptage avant d’introduire des concepts comme l’addition ou la soustraction. Encore une fois, mes travaux laissent vraiment croire qu’il est possible d’exploiter beaucoup d’intuitions vraiment riches sur toute une gamme de concepts mathématiques bien avant que l’enfant commence à maîtriser des concepts comme les nombres exacts.

Je pense que l’un des principaux obstacles pour un enfant qui apprend les mathématiques symboliques a trait à la compréhension de ce que représentent les symboles, plutôt qu’à la compréhension des principes de base de l’addition ou de la division; je ne sais pas si c’est clair? C’est donc beaucoup plus lié au fait qu’il a déjà une compréhension intuitive de la division; ce qui est vraiment difficile, c’est d’apprendre à cartographier cette intuition en fonction des notions exactes et précises que nous lui enseignons.

Tout commence par le jeu

Pour mieux comprendre, Darko Odic a créé, avec le soutien de la FCI, un centre destiné aux enfants, plus proche de l’aire de jeux que du laboratoire de recherche.

De nombreux enfants participent aux essais – qui consistent en une série de jeux – pendant plusieurs années, ce qui témoigne à la fois de la qualité de l’aménagement du Centre et de la capacité des chercheurs de s’assurer que « la science ne fait pas peur », comme l’exprime Denitza Dramkin, doctorante au Centre. « L’atmosphère y est détendue et amusante. »

Les enfants, âgés de 2 à 12 ans, reçoivent un T-shirt, un livre ou un animal en peluche en échange de leur participation. Ils obtiennent également un diplôme, en commençant par le baccalauréat. « Je travaille avec des enfants qui arrivent avec une maîtrise et obtiennent leur doctorat en un quart d’heure. Si seulement c’était aussi facile! », blague Mme Dramkin.

Un milieu propre à l’apprentissage

Darko Odic explique que les recherches en psychologie du développement doivent se dérouler dans un lieu où les parents et les enfants se sentent bien
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Dans mon laboratoire comme dans presque tous les laboratoires sur le développement du pays, l’ensemble du programme de recherche dépend vraiment d’une optimisation extrême des locaux, qui doit encourager les parents à interrompre leur journée, et très souvent à aller chercher leur enfant à la garderie, pour venir nous aider dans nos recherches. Si les parents ne le faisaient pas, notamment parce que les locaux et l’expérience dans son ensemble n'étaient pas assez positifs, la recherche en psychologie du développement serait tout simplement impossible.

Les parents ne reçoivent aucune rémunération. Nous donnons une petite récompense, un T‑shirt ou un livre à l’enfant en souvenir de sa contribution, mais si les parents participent, c’est parce qu’ils veulent contribuer à nos recherches. Ils veulent en savoir davantage sur leur enfant et son développement, et je pense que les parents reconnaissent les avantages des découvertes de mon laboratoire – et d’autres centres – à notre compréhension du développement de l’esprit des enfants.

 Lorsque j’ai obtenu le financement de la FCI, j’ai passé énormément de temps à essayer de concevoir nos locaux de façon à les rendre le plus accueillants possible, pour que les parents aient envie de revenir encore et encore.

Comme beaucoup de laboratoires de psychologie, nous sommes situés dans un vieux bâtiment pas très beau; nous voulions que notre laboratoire soit une sorte d’oasis où un parent pourrait entrer et se sentir vraiment bien, un endroit agréable et sécuritaire, où il aurait vraiment envie d’amener son enfant et où il pourrait vraiment assister aux travaux.

Plus de 5000 enfants ont participé aux activités du Centre depuis son ouverture. L’équipe de Darko Odic espère arriver à créer des activités et des outils pour aider les adultes à tabler sur l’intuition des enfants pour qu’ils deviennent meilleurs en maths.

Certains parents profitent déjà des recherches menées. Même si le Centre ne publie pas ses données, ils peuvent mieux comprendre comment leurs enfants apprennent en les observant pendant les essais.

Nouvelles données sur les difficultés d’apprentissage en mathématiques

Darko Odic décrit la « dyscalculie », l’équivalent de la dyslexie en mathématiques
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Il y a des enfants qui semblent avoir non seulement un système numérique inférieur à la moyenne, mais aussi une réelle difficulté d’apprentissage en mathématiques. C’est ce qu’on appelle souvent la dyscalculie, quelque chose qui ressemble à la dyslexie, mais pour les maths. Et mon laboratoire a récemment commencé à recruter davantage d’enfants de Vancouver pour vraiment mieux comprendre cette population.

C’est un trouble vraiment rare; je pense que les estimations parlent de moins de 5 % de la population, mais les enfants qui ont un diagnostic de dyscalculie risquent d’avoir de la difficulté en mathématiques toute leur vie, aussi bien pour ce qui est de l’intuition que pour les notions plus symboliques et formelles.

Et nous savons déjà, grâce à d’autres travaux, que ces enfants ont une bien mauvaise intuition numérique, au point que certains chercheurs sont d’avis que la meilleure façon de conceptualiser ce trouble est de parler d’une intuition numérique extrêmement pauvre qui se propage en quelque sorte à tous les apprentissages mathématiques de l’enfant.

Les questions fondamentales qui motivent un jeune chercheur

Darko Odic a 32 ans. Il a toujours été fasciné par la spécificité de l’esprit humain et les origines d’une grande partie de nos connaissances. Après avoir obtenu un doctorat à l’Université Johns Hopkins de Baltimore, au Maryland, il s’est tourné vers l’Université de la Colombie-Britannique, notamment à cause de son groupe de recherche sur le développement de la petite enfance. À l’époque, il s’agissait d’un regroupement de six centres de recherche sur le développement cognitif et social de la naissance à l’âge adulte, auxquels s’est ajouté le Centre de recherche sur le développement cognitif lorsque M. Odic est devenu professeur adjoint, en 2014.

« Ce qui est vraiment motivant, c’est que l’intuition mathématique est mieux connue de la communauté des chercheurs en psychologie, ce qui permet aujourd’hui d’aborder le problème sous plusieurs angles », explique-t-il.

Les neurosciences, la psychologie comparée, la linguistique et l’informatique ne sont que quelques-unes des autres disciplines qui, selon Darko Odic, pourraient contribuer à lever le voile sur les mystères de l’apprentissage afin d’aider les générations futures.

Un, deux, trois… mais qu’est-ce que ça veut vraiment dire?

Darko Odic décrit un petit jeu qui permet de savoir si un enfant sait vraiment compter
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Les parents passent beaucoup de temps à apprendre à leurs enfants la séquence numérique (« Un, deux, trois, quatre, cinq »), et beaucoup d’enfants, à l’âge de trois ans, savent dire « Un, deux, trois, quatre, cinq », n’est-ce pas? Et parfois, ils pointent même des objets autour d’eux, et de nombreux parents croient vraiment que leurs enfants savent compter, jusqu’à 10, par exemple. Mais si les enfants savent qu’ils sont censés pointer les objets, on s’est rendu compte qu’ils ne savent pas vraiment ce que signifient ces mots, ou du moins la plupart des enfants de trois ans ne le savent pas.

Il y a une façon de vérifier cela; c’est l’une de mes expériences préférées, qui remet vraiment en question la conviction des parents et leur donne parfois un choc. On prend une catégorie d’objets (des pièces de monnaie, des bonbons, des jouets, n’importe quoi), puis on demande à un enfant de trois ans « Peux-tu m’en donner cinq? Donne-moi cinq pièces de monnaie. »

Et très souvent, l’enfant prend un nombre de pièces au hasard et les donne à l’adulte. On peut reprendre le jeu et répéter « Je voudrais cinq objets. Peux-tu les compter et m’en donner cinq? » L’enfant dit « Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit », et l’adulte lui dit « Peux-tu m’en donner cinq? » Et souvent, l’enfant le regarde, réfléchit un peu, puis ajoute trois pièces, parce que même s’il sait que les adultes font cette action qu’on appelle « compter », l’enfant de trois ans la voit vraiment comme une comptine, comme « Pomme de reinette et pomme d’api », ou quelque chose comme ça.

Il ne comprend pas vraiment le concept de nombre, même s’il semble faire ce qu’on lui demande en reproduisant ce qu’il a observé à plusieurs reprises en regardant ses parents. Et c’est seulement entre quatre ans et quatre ans et demi qu’il commence vraiment à comprendre ce que signifient ces mots et qu’il est capable de vous le montrer : à ce moment-là, si vous lui demandez exactement cinq objets, il vous en donnera cinq, ni plus ni moins. Et si vous lui en demandez six, il vous en donnera exactement six, ni plus ni moins.

Il y a donc une très longue période pendant laquelle l’enfant connaît les mots, peut les dire dans l’ordre, et sait qu’il doit pointer des objets, tout en ignorant ce que signifient ces mots.