Trop de laboratoires vivent dans le passé. À une certaine époque, les scientifiques croyaient que les souris mâles étaient des cobayes plus fiables que les femelles, trop influencées par leurs fluctuations hormonales. On sait maintenant que c’est faux; une méta- analyse regroupant des centaines d’études confirme même que, au contraire, ce sont les mâles qui sont plus instables.
Au Laboratoire de génétique de la douleur de l’Université McGill, il y a depuis longtemps autant de femelles que de mâles qui s’en donnent à cœur joie dans les copeaux de bois et c’est grâce à cette mixité que le généticien Jeffrey Mogil et son équipe ont découvert que les femelles et les mâles n’utilisent pas les mêmes cellules immunitaires pour transmettre le signal de douleur à leur système nerveux.
Voilà une découverte majeure; d’autant plus si elle devait se confirmer égale- ment auprès des humains, puisque 70 pour cent des patients souffrant de douleurs chroniques sont des femmes.
Tout a commencé quand l’équipe est parvenue à des résultats qui contredisaient ceux d’une étude de l’école de médecine du Dartmouth College aux États-Unis, publiée en 2005, selon laquelle les souris sans copie fonctionnelle du gène TLR4 ressentaient moins la douleur que les autres. «En faisant des expériences sur la douleur, nous avons remarqué que, si l’étude était juste, elle ne l’était que pour les mâles», raconte le chercheur. Comme de coutume, l’étude avait été menée uniquement sur des rongeurs mâles. Erreur!
Jeffrey Mogil et son équipe ont réfléchi. On sait que le gène TLR4 produit une protéine qui est exprimée par la microglie, un ensemble de cellules immunitaires responsables de la transmission de la douleur vers le système nerveux des souris. Mais si ces cellules microgliales signalaient la douleur uniquement chez les souris mâles? Il s’agissait là d’une idée révolutionnaire, car on présumait depuis près de 20 ans que, à ce chapitre, ce qui était vrai pour les mâles l’était aussi pour les femelles.
«Des affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires.» C’est cette citation de l’astronome Carl Sagan que Michael Salter, neurophysiologiste, chef de la recherche à l’Hôpital pour les enfants malades, à Toronto, et spécialiste de la douleur, avait en tête quand son collègue Jeffrey Mogil l’a contacté. «C’était tellement opposé à tout ce que les chercheurs du domaine pensaient… sauf Jeff! On a donc voulu être bien certains que les résultats seraient les mêmes en dehors de son laboratoire», explique-t-il. Eh bien, les expériences ont été concluantes.
En collaboration avec l’université Duke de la Caroline du Nord, les chercheurs ont constaté que les cellules transmettant le message de douleur du système immunitaire au système nerveux sont en effet différentes, selon que les souris sont des femelles ou des mâles. Chez les premières, au lieu des cellules microgliales, ce sont les cellules immunitaires de type lymphocytes T qui sonnent l’alarme lorsqu’une blessure survient. Mais les deux systèmes produisent exactement le même résultat; ils transmettent la même intensité de douleur ! La découverte a été publiée dans la revue Nature Neuroscience en juin 2015.
La différence est évidente, bien tranchée, ce qui est rare en biologie, fait remarquer Michael Salter. De sorte que, si la parité avait régné dans les cages, il y a longtemps qu’on aurait fait la distinction! « Ça fait 20 ans qu’on étudie la microglie qui signale la douleur chez les mâles, a rappelé Jeffrey Mogil. On doit maintenant refaire tout ce travail pour comprendre le circuit des femelles. Le plus ironique, c’est que le système des femelles est celui qui fonctionne
“par défaut”. Ainsi, chez un mâle castré, les lymphocytes T signalent la douleur, comme chez les femelles. C’est seulement quand l’animal a suffisamment de testostérone qu’il passe au système microglial. Ça fait donc 20 ans qu’on étudie l’autre circuit!»
Il s’agit probablement de la première fois qu’on identifie un mécanisme où des cellules différentes sont utilisées selon le sexe sans qu’il y ait de lien avec le système reproductif. «C’est peut-être l’exception qui confirme la règle, avance Jeffrey Mogil. Ou alors il y a des différences entre les sexes partout en biologie et on ne les a pas vues parce que les labos travaillaient seulement avec des souris mâles.» Alors, on invite Minnie, la prochaine fois?
MÊME PORTRAIT CHEZ LES HUMAINS?
Il est trop tôt pour dire si le circuit de la douleur chez les femmes est différent de celui des hommes, comme c’est le cas chez la souris. Mais si c’est le cas, la recherche de médicament contre les douleurs chroniques sera influencée par ce constat. Bien que, pour l’instant, aucun
traitement ne cible les cellules immunitaires en cause, ce pourrait toutefois être un jour le cas.
Les chercheurs Jeffrey Mogil et Michael Salter réfléchissent d’ailleurs tous les deux à des moyens de tester si la différence repérée chez les souris est également présente chez l’humain. Ce qui n’est pas une mince affaire. «Il n’y a pas de numériseur qui puisse nous aider à vérifier ça, dit Jeffrey Mogil. Il faudrait injecter un médicament qui bloquerait l’un ou l’autre des systèmes, ce qui pourra se faire uniquement lors de tests cliniques pour l’approbation d’un tel médicament. À moins qu’on fasse des tests sur des sidéens qui n’ont plus de lymphocytes T.» Encore là, outre la question éthique que cela soulèverait, les résultats pourraient ne pas être fiables, puisque ces patients ont une santé précaire.
Cet article a paru dans l’édition Janvier-Février 2016 du magazine Québec Science.