Ne demandez pas à Jérôme Lapointe de vous montrer son invention. « Elle est invisible, c’est ça l’innovation! » sourit le doctorant en génie physique à Polytechnique Montréal.
Entre ses doigts robustes se trouve une mince plaque de « Gorilla Glass », le verre ultra résistant qui forme l’écran de nos téléphones et tablettes. À l’œil nu, la vitre est parfaitement transparente. Elle renferme pourtant des dizaines de conduits trois fois plus minces qu’un cheveu, lesquels en font une interface étonnamment polyvalente.
Touchez le verre du bout du doigt et obtenez votre température. Déposez-y une goutte de liquide et mesurez son indice de réfraction. Voilà seulement deux des multiples applications rendues possibles par la lumière qui circule dans les conduits appelés guides d’onde. « Ce sont en quelque sorte des circuits où les électrons sont remplacés par des photons », explique Jérôme Lapointe.
Le chercheur de 32 ans s’est intéressé à la physique optique parce qu’il est daltonien. Au cours de ses études, il a d’ailleurs inventé une prothèse oculaire à pupille artificielle qui réagit à la luminosité ambiante. Le résultat est beaucoup plus réaliste que l’œil de verre ordinaire. Mais son grand rêve, c’est la conception d’ordinateurs-écrans transparents, semblables à ceux des films de science-fiction. Ses guides d’onde invisibles en constituent le premier jalon.
En eux-mêmes, les guides d’onde n’ont rien de nouveau. Des chercheurs en ont gravé à l’aide de lasers dans du verre dès 1996. De minces lignes blanches, semblables à des rayures, étaient toutefois apparentes. Surtout, les pertes lumineuses étaient trop importantes pour la plupart des applications, si bien que la technologie a été mise de côté.
Jérôme Lapointe, en équipe avec Raman Kashyap, professeur en génie physique et électrique à Polytechnique Montréal, était persuadé de pouvoir faire mieux. « Quand on casse une coupe de vin en faisant la vaisselle, on a de la difficulté à distinguer les morceaux, car la lumière est déviée de manière semblable par le verre et par l’eau », illustre le doctorant. C’est ce phénomène que les deux hommes voulaient reproduire avec les guides d’onde et le Gorilla Glass.
Les guides d’onde sont tracés à l’aide d’un laser dont le foyer se fait à l’intérieur du verre, laissant ainsi la surface indemne. Les chercheurs ont donc étudié l’interaction entre le laser et la matière, puis trouvé une méthode pour polir les parois des conduits, réduisant ainsi la déviation de la lumière.
Ensuite venait l’heure des tests. Jérôme Lapointe a varié et optimisé les paramètres du laser pendant deux ans : « J’ai peut-être fait 10 000 essais ! » L’effort en a valu la peine; les guides d’onde créés par Rayman Kashyap et lui sont non seulement invisibles à l’œil nu, mais aussi 10 fois plus performants que les meilleurs jamais fabriqués jusqu’ici.
Cet exploit n’aurait probablement pas été possible sur un autre type de verre que le Gorilla Glass. Sa densité et sa résistance, les propriétés qui font d’ailleurs sa popularité dans le milieu électronique, se sont avérées parfaites pour les guides d’onde. « Elles diminuent les pertes et permettent d’inscrire sans bris des conduits à seulement quelques microns sous la surface. »
L’invention a attiré l’attention de nombreux fabricants de téléphones et de tablettes, dont le géant sud-coréen Samsung. « L’espace est une énorme contrainte pour ces compagnies », note Jérôme Lapointe. Pour elles, la mise au point de l’écran à guides d’onde équivaut à la découverte d’un nouveau continent, de tout un territoire de possibilités à explorer.
Ne nous attendons toutefois pas à voir un verre interactif dans le prochain iPhone. Ni dans le suivant. Car, pour être fonctionnel, chaque guide d’onde doit être relié à une source lumineuse, ainsi qu’à un détecteur. Une tâche plus facile à réaliser dans un laboratoire de photonique que dans un téléphone!
Plusieurs multinationales ont offert à Jérôme Lapointe de venir relever le défi entre leurs murs. Mais le jeune homme a décliné ces invitations, préférant lancer sa propre entreprise au Québec afin de développer sa découverte et, un jour, la commercialiser.
D’ici là, l’inventeur peut rêver en contemplant l’écran de son téléphone intelligent, sur lequel il a tracé un guide d’onde pour s’amuser. Le guide n’est peut-être pas fonctionnel, mais il est bien invisible.
Cet article a paru dans l’édition Janvier-Février 2016 du magazine Québec Science.